— Par Janine Bailly —
Simone Veil, ministre de la Santé, icône en 1974 de la lutte pour la dépénalisation de l’avortement, ne se revendiquait pas du mouvement féministe, mais prouvait plutôt que l’on peut être féministe sans être militante. Si la loi promulguée alors permettait « l’avortement après une autorisation d’un expert et une autorisation obligatoire des parents pour les mineures », elle parut à certains, parce qu’assortie de ces restrictions, insuffisante. La loi IVG, telle que présentée, instaurait l’avortement comme « une solution ultime, d’urgence, loin de la libération du corps des femmes ». (Rokhaya Diallo, journaliste). Il n’en reste pas moins que Simone Veil, par son combat acharné au sein de cet antre de fauves qu’était — que reste encore ? — l’Assemblée Nationale, a fait progresser considérablement la condition des femmes, à une époque où il devenait urgent de faire cesser le drame des avortements clandestins. Si l’on n’est plus aujourd’hui condamnée en raison d’un engagement féministe, à l’exemple d’Olympe de Gouges, guillotinée en 1793 pour avoir rédigé le pastiche dénommé « Déclaration des droits des femmes et de la citoyenne », si Simone Veil est aujourd’hui entrée au Panthéon, il n’en demeure pas moins vrai que dans ce domaine, et comme on a pu le constater récemment, beaucoup reste encore à faire…
C’est pourquoi, alors que “le premier prix Simone-Veil pour l’égalité hommes-femmes” vient d’être remis à la Camerounaise Aissa Doumara Ngatansou, militante dans son pays contre les violences faites aux femmes, viols ou mariages forcés, il était judicieux de voir la troupe des Buv’Art reprendre ce 8 mars, sur la scène du Théâtre Aimé Césaire, la pièce d’actualité « Et pendant ce temps Simone Veille ». Une prestation qui a déjà l’an passé fait ses preuves, entraînant l’adhésion d’un public nombreux, tant masculin que féminin. La nouvelle mouture, si elle reste une création de Marie Alba, a paru plus aboutie, en raison du “regard extérieur” posé et de l’aide apportée par le comédien-dramaturge-metteur en scène Patrick Womba. À partir d’un texte qui sous le rire se fait instructif — et qu’importe après tout si les jeux de mots ne sont pas toujours de la plus grande élégance, qui entraînèrent près de moi ce soir-là quelques « Oh ! » teintés d’indignation — qu’importe donc puisque nous revisitâmes, par la grâce de ces quatre actrices aussi enthousiastes que convaincantes, quelques soixante années de luttes des femmes, en marche vers leur liberté et leur indépendance.
Quatre générations, hélas ! n’auront pas suffi à réaliser la belle utopie, et les assertions de Simone de Beauvoir, entendues par exemple en intermède entre les quatre tableaux, sont encore pour l’essentiel à concrétiser. Et comment, quand on naît femme, ou que selon la philosophe on ne le naît pas, « on le devient », comment atteindre au bonheur ? La dernière scène, située en 2010, en effet nous parle de celle-ci, mère célibataire aux prises avec un fils qu’elle peine à discipliner, de cette autre transpirant la déprime après maints essais de grossesse vainement tentés, de cette troisième décomplexée qui vit au grand jour des amours saphiques, tout en devant assumer une mère frappée d’Alzeihmer… mais encore, la régression, sous-jacente dans cette scène débridée où l’on s’arrache les promos vestimentaires des soldes… Nous voici bien loin des années cinquante, tableau initial de la représentation théâtrale, où l’une ancienne ouvrière d’usine va de grossesse en grossesse, soumise aux désirs sexuels et aux coups de son homme que pourtant elle défend. Magistrale interprétation d’une comédienne plus vraie que nature, qui cependant transcende la réalité. Décennie où cette autre, armée du livre de Simone, « Le deuxième sexe », déjà en chemin vers la révolte, se voit exclue et spoliée par son frère de l’usine familiale dont elle a seule assuré la survie pendant la Seconde Guerre Mondiale. Où cette troisième échange avec la première des lieux communs et préjugés tenaces, attachés à l’éducation des enfants, car « un garçon ne pleure pas », par exemple ! Comme il nous semble antédiluvien, projeté à l’appui sur l’écran en fond de scène, ce document issu des archives INA, où est dressé le portrait de ce que se devaient d’être, dans des temps pas si lointains, la parfaite ménagère et l’épouse idéale !
Pour aller des années cinquante à notre presque présent, des arrière-grands-mères aux arrière-petites-filles, deux autres générations se sont succédé sous nos yeux. Années soixante-dix, le joint qu’on se repasse, la tenue et l’esprit hippie-cool-peace and love, le planning familial, la pilule, la manif et sa banderole revendicatrice… Entraînant pour un temps dans leur ronde la comédienne qui incarne avec une dignité et un sérieux teintés d’humour une Simone en charge de rappeler les grandes dates de l’évolution sociale, les trois luronnes campent des silhouettes fort réjouissantes, symboliques de cette époque où tous les espoirs semblaient permis dans un avenir ouvert. Années quatre-vingt-dix ensuite, la folie de la bande de copines, qui vont court vêtues, talons hauts et robes lamées, en boîte de nuit se défouler et entretenir leur libido au spectacle des Chippendales, et la sollicitude envahissante envers celle qu’on a traînée là et dont on prétend qu’elle oublie et se venge d’un mari infidèle ! Et puis les prothèses mammaires, et le body à pressions, et le problème du voile… Dommage que de temps à autre certaines répliques, chantées notamment, peinent à franchir le quatrième mur… dommage que les intermèdes de type cabaret, propres à donner rythme et fantaisie à un propos par ailleurs empreint de gravité, ne soient pas exactement réglés, soutenus par la guitare efficace du musicien hors scène.
Un rappel de ce qui fut, une invitation finale à poursuivre le combat, hommes et femmes côte à côte, et toujours en filigrane, cette idée que le bonheur est à construire, entre partage et solitude, entre célibat ou vie à deux, entre vie en couple et vie en société. Toujours cet équilibre à trouver entre l’homme et la femme. Entre désir de liberté et désir d’enfant. Entre le besoin d’être seule et le besoin d’être deux. Entre émotions et rires, entre découvertes et réminiscences, j’ai bien volontiers suivi une fois encore ces quatre comédiennes qui sur scène, chacune bien campée dans ses quatre personnages successifs, se donnent sans compter à leur public avec une vraie générosité, dans un bel élan humaniste !
Voici le début de cet « Hymne des Femmes », qui nous est donné à voir et entendre au cours du spectacle :
« Nous qui sommes sans passé, les femmes,
Nous qui n’avons pas d’histoire
Depuis la nuit des temps, les femmes,
Nous sommes le continent noir.
REFRAIN
Levons-nous femmes esclaves
Et brisons nos entraves
Debout, debout, debout ! »
Fort-de-France, le 11 mars 2019
Photos Paul Chéneau