— Par Ali Babar Kenjah —
Katjil asou péyi a…
Comme de nombreux Martiniquais j’ai suivi avec attention le lancement du nouveau parti, Péyi-a, co-présidé par J-Ph. Nilor et M. Nadeau. Non seulement avec attention, mais également avec bienveillance parce que la Martinique est véritablement en attente de relève, d’une nouvelle énergie de mobilisation. C’est donc porté par un préjugé favorable que je partage avec le pays ces quelques réflexions mitigées. Car l’attente, sans doute trop empressée, s’est trouvée déçue par une série de détails qui ne s’amalgament pas pour faire sens, mais qui s’entêtent à me poser question. Deux points attirent mon attention plus particulièrement, le premier mineur et l’autre plus sérieux.
1. Le premier point qui me gratte dans la démarche amorcée, c’est son timing. Que personne n’essaie d’argumenter la bonne foi et le hasard du calendrier : l’agenda proposé est un agenda électoraliste ! Cette démarche est lancée anba fèy depuis un certain temps, des mois, voire des années, pourtant elle s’est volontairement inscrite dans ce timing-là comme si de rien n’était ! C’est ignorer le degré de lassitude du peuple face à la perversion de la politique, et la finesse de sa compréhension globale. Ce qui confirme cette lecture d’un choix tactique, politicien avant d’être politique, c’est l’absence de contenu précisément politique à retenir à l’issu de l’événement. Comme si l’essentiel était dans l’acte de baptême, le logo, la démonstration d’une salle bien pleine et le parterre de VIP. C’est-à-dire réussir un buzz de communication. Passons sur le fait qu’une telle habilité ne nous change guère de l’ordinaire… Bien sûr, j’ai bien compris qu’on ne veut pas faire de promesses ni de grands discours radicaux. Il ne m’aura pas échappé qu’on nous vend la posture plutôt que la parlure ; être dans le faire plutôt que dans le plaire. C’est honorable, mais pas très différent des pratiques dominantes du pragmatisme libéralo-technocratique, allergique à la « politique », aux idéologies (surtout quand elles sont critiques) et à l’horizontalité des débats. La complexité de notre société et la mangle polluée qu’est devenu notre espace politique, nous imposent une exigence de clarté et la capacité d’afficher bien haut son plan de bataille. Non pour gagner les élections (ce qu’il faut taire) mais pour faire gagner le pays, ce qui ne souffre aucun délai…
2. Alors bien sûr, les leader du parti ont quand même dû annoncer leur stratégie politique, répondre à la question formelle du « comment on va faire ? ». Et c’est là où j’ai de plus sérieuses questions vis-à-vis de la démarche qui est lancée. Car la stratégie politique annoncée est celle qui consiste, faute d’une majorité de rupture avec la France, à consolider des espaces discrets de « souveraineté » dans la double posture contradictoire des assiégés dans leur forteresse (comme naguère Garcin à Sainte-Anne) qui vont grignoter progressivement et s’étendre par capillarité. Ou se gaver de sangliers comme Astérix… En l’absence de potion magique, cette théorie des « espaces de souveraineté » est un leurre dangereux. Elle s’appuie, en partie, sur l’imaginaire d’une autonomie des marrons au sein de l’esclavage. Encore une fois, c’est un leurre. Partout où les marrons se sont vus reconnaître leur autonomie (y compris en Martinique, avec Fabulé), ils ont dû servir le Système et livrer les esclaves qui tentaient de les rejoindre ou mater dans le sang les rebellions de leurs frères sur ordre des colons. Dans un système de domination totalitaire, et la colonialité antillaise en est un, il n’y a pas d’espace public de liberté autonome. Toute expression est assujettie, sous contrôle, mieux : récupérée et profitable au Système. Bien sûr le Système peut vous accorder l’usage de votre langue vernaculaire, le choix démocratique et participatif de décider de votre drapeau et quelques autres gâteries « nationales ». Vous pouvez même accéder à l’indépendance. Avec ou sans Franc CFA. Dans sa forme achevée, sous l’apartheid sud-africain, les « espaces de souveraineté » s’appelaient des bantoustans : vastes réserves « nationales » dans le désert, généreusement concédées par le Système et où on parquait les Africains avec quelques casinos et beaucoup de chômage. Avec l’obligation d’un pass pour circuler sur la terre de leurs ancêtres, terre qu’on pouvait dès lors déclarée « ethniquement blanche» puisque chaque ethnie disposait de son « espace de souveraineté »… Les leçons de l’histoire coloniale nous montre qu’affirmer qu’on peut, en tant que communauté, être partiellement libre dans une organisation totalement aliénée c’est, Fanon le montre, préparer les futures trahisons, les « compromis historiques » corrompus de demain, c’est prolonger la profitasyon des élites libérales et désarmer la véritable mobilisation émancipatrice… C’est, surtout, oublier combien tous ces gains de « souveraineté », âprement conquis, sont parfaitement réversibles et à tout moment révocables. Quel drapeau flotte aujourd’hui sur Sainte-Anne ? La prochaine majorité territoriale abaissera-t-elle le pavillon démocratique et participatif de Marie-Jeanne ? Nous n’arrivons pas à gérer trois couleurs, comment prétendre collectivement à être autre chose qu’un peuple colonisé ? Voilà des raisons d’espérer que ma naïveté attendait de la grand-messe du Robert : un début de quelque chose qui mène à un sens. Voilà mes craintes persistantes soumises aux sagacités militantes et à la vigilance des consciences démarrées.
Ali Babar Kenjah