— Par Michèle Lamarchina —
J’avais bien l’impression que cette femme était folle. Depuis la Lybie, elle avait été rapatriée à Yaoundé par l’OIM, et voilà qu’elle atterrissait là comme une épave, abandonnée et hagarde. Que vaudrait son témoignage devant un tribunal? En fait, il viendrait s’ajouter à la multitude de témoignages oraux. Et puis ça ferait suite aux images recueillies par CNN, et ça, tout le monde l’avait vu. Ce qui l’emporterait finalement c’est l’abondance des documents, aussi confus soient-ils. La cohérence se manifesterait toute seule, au-delà du chaos des paroles. Et moi, avais-je besoin de légitimité pour recueillir ce témoignage? Je décidai finalement d’ouvrir mon téléphone et de la filmer pendant qu’elle racontait. Au pire je diffuserais son témoignage sur les réseaux sociaux. Voilà comment ça s’est passé. Il suffit de tendre l’oreille:
Je les ai vus tuer cet enfant, avec mes yeux je les ai vus. Ils l’ont jeté du haut du pick up. On était bien cinquante sur la pateforme, serrés et désséchés comme des harengs. J’ai hurlé et on m’a arraché aux autres et un gamin, je te jure que c’était un gamin , il m’a collé un coup de tournevis dans le visage, je te jure il voulait m’arracher un oeil. Où est-ce que j’étais? On était livré comme du bétail. On était mis à disposition pour travailler. Ce sont des frères qui m’ont vendue, je te le jure, ce sont des frères, tu m’entends. Nous tous, vendus comme une cargaison, pas un par un. C’est pas les arabes. Eux, ils ont profité pour nous exploiter.
Tu m’entends? Je les ai vus attraper cet enfant qui hurlait et le jeter au sol. Pas de place sur le marché pour les enfants: peuvent pas travailler et passent leur temps à hurler, pas rentable!
Où est ce que j’étais? Moi mon idée, c’était de partir en Amérique. Je me suis fait rouler par les passeurs: ils ont pris mon fric, soi-disant qu’il y avait une voiture qui nous attendait plus loin. Alors on a marché, jour et nuit dans le sable, sans manger et sans boire et toujours ils nous disaient: vous voyez la lumière là-bas? C’est la voiture qui nous attend. Alors on avançait. Sans savoir pour aller où et sans pouvoir revenir en arrière! Tu fais comment tout seul dans le désert pour faire demi-tour? Où est-ce que j’étais? Finalement on est bien montés dans un pick-up, on nous a entassés comme des bestiaux, toujours rien à manger et rien à boire et au bout de la nuit, quand on est arrivé quelque part, mais où? On nous a débarqués, moi on m’a jetée, et tout de suite, fatigués comme on était, il a fallu se mettre au boulot: chacun deux hectares à récolter. Moi, j’avais la joue qui pissait le sang. Au travail! Les coups ont commencé à pleuvoir.
J’ai senti que je perdais la boule. Dans ma tête tournaient en boucle les mots des chasseurs: « L’homme en tant qu’individu, fait d’os et de chair, de moelle et de nerfs, de peau couverte de poils et de cheveux, se nourrit d’aliments et de boissons. Aliments faits de chair et d’os, boissons couverte de poils, se nourrit de cheveux. Oui, les chasseurs: Boire, manger et faire ce que j’ai envie de faire. Mais je ne suis pas un homme. Tu m’entends? encore moins que du bétail.
Mais de quoi elle parlait? Elle délirait avec son histoire de chasseurs. Depuis j’ai cherché et elle avait raison; ce sont bien les mots du serment des chasseurs: « L’homme en tant qu’individu, fait d’os et de chair, de moelle et de nerfs, de peau couverte de poils et de cheveux, se nourrit d’aliments et de boissons. Mais son son esprit vit de trois choses : voir ce qu’il a envie de voir, dire ce qu’il a envie de dire et faire ce qu’il a envie de faire.
C’est la charte du Mandé, qui déconseillait l’esclavage. Déconseiller, c’est pas interdire! Au treizième siècle, dans l’empire du Mali, on fait avec l’esclavage. On s’en accommode, on en tire même grand profit, on conseille juste de laisser aux esclaves une journée de repos. C’est comme les bêtes, faut les épargner. Aujourd’hui en Lybie, pas question d’une journée de repos.
Valeur mille deux cents dinars. Nous, par cargaison on valait surement moins que ça. Oui, mon rêve c’était l’Amérique, mais l’Europe ça aurait pu aller aussi. D’abord monter au Nord, puis la mer! Mais maintenant entassés dans l’entrepôt, couchés sur le béton, une chaleur d’enfer sous les toles et la nuit il fait froid, toujours rien à manger. Seigneur aide nous! Un soir, j’ai voulu sortir du hangard pour fumer la cigarette, un lybien m’est tombé dessus. Il m’a frappée et il m’a couchée devant les hommes.
Dedans, ils frappent des hommes en leur criant quelque chose comme « Tawerghi ». C’est quoi, ça ? C’est des frères! Des esclaves comme moi. Pourquoi ils s’acharnent sur ceux là?
Au milieu de ce chaos de paroles, « Tawerghi »ça me disait quand même quelque chose. J’ai demandé aux autres. Ils m’ont rafraîchi la mémoire. Ce sont les descendants des esclaves noirs du Sud du pays, une tribu dont les Lybiens veulent se venger, surtout la tribu ennemi jurée, celle des Misrati. La peau noire, toujours une marchandise en Lybie! Les vieilles routes de la traite négrière qui reprennent du service. L’histoire qui colle à leur peau. Plus personne ne comprend rien à cette guerre des tribus, mais ça fait marcher la traite et ça rapporte bien. En fait, il n’y a plus que ça qui vaille, en fait d’économie nationale. Un seul concurrent valable, le Maroc!
Et dans les yeux de cette femme délirante, j’ai retrouvé le même vide que dans celui des rescapés des camps de la mort. Ces yeux voient encore mais ils ne regardent plus. C’est un sujet, celui qui regarde, mais dans ces corps là, il n’y a plus personne à bord. Plus de sujet, plus d’âme, le vide!
Et pour moi, tout juste le contraire, trop de sujet. Un sujet envahi par la honte comme une tache qui se répand. Pas la courte honte, non! mais celle qu’on boit à longs traits. Comme une ordure qui nous empoisonne. Un stigmate sur le corps de l’Europe. Je sais qu’elle ne s’effacera jamais, que mes enfants me la reprocheront et les enfants de mes enfants. Pourquoi je voulais recueillir ce témoignage? Pour me disculper? Pour laver la honte du complice? Involontairement complice, mais complice quand même. Membre d’une communauté qui a fermé les yeux, qui savait et ne voulait pas savoir, qui a préféré sa sécurité. L’esclavage, comme toujours acceptable s’il se pratique loin de nous. Qui ne nous regarde pas. La même traite négrière! L’abolition n’avait été qu’un aimable leurre, un baume sur nos consciences. L’essentiel c’est que ça se passe loin de nous.
Comme disent nos dirigeants: « La Lybie est un pays sûr »!
Michèle Lamarchina