— Par Roland Sabra —
Un souffle d’air frais dans la programmation martiniquaise tel est le résultat du travail du Monsieur Cinéma du CMAC, Steeve Zébina. Depuis sa prise de fonction l’an dernier Steeve Zébina nous propose des films qui ressemblent à des coups de cœur. Après « Regards sur le Mexique » (lire le compte rendu de Selim Lander) voici « Regards sur… » La question reste entière car de « Dans ses yeux » à « Another Year » en passant par « Notre étrangère » et « Women are heroes » on cherche en vain la ligne directrice, mais peut-être n’avons nous pas tout compris, ni tout vu. Le seul reproche que l’on puisse faire à Steeve Zébina, c’est peut-être ne nous offrir des films qui relèvent d’une logique amoureuse car comme chacun sait le cœur a des raisons que la raison n’a pas. Tant pis ou tant mieux, tant que ses goûts font échos aux nôtres, nous voulons dire à ceux du public ce qui semble le cas, car il y a bien longtemps que la salle Frantz Fanon n’a été aussi remplie pour des séances de cinéma. De sa dernière livrée nous avons retenu « Antoher year » de Mike Leigh et « Dans ses yeux » de Juan José Campanella » et quelques autres.
Mike Leigh a cette volonté affirmée et répétée de film en film de donner la parole à ceux qui ne l’ont pas. « Another year » ou les quatre saisons d’une enquête sur ce que pourrait être le bonheur, en donne une fois de plus la démonstration. Tom et Gerry (sic!) forment un couple à la soixantaine tranquille : la retraite approche. Tom est géologue, il creuse, il sonde et il fait la popotte, plus exactement dans le partage des tâches ménagères lui incombe la préparation des repas tandis que Gerry déguste les vins rouges et blancs que Tom lui sert et se glisse les pieds sous la table. Juste une inversion des rôles traditionnels. Autour de ce couple pépère gravitent, outre le fils -objet d’une sourde interrogation parentale, à savoir : a-t-il une petite amie oui ou non?- quelques paumés parmi lesquels la figure de Mary, pathétique de solitude, collègue alcoolique de Gerry finit par capter l’attention du réalisateur. Toujours cette sollicitude pour les paumés, les laissés pour compte, pour celles et ceux qui ne peuvent même plus verbaliser la détresse, l’isolement qui les mange. Des plans fixes se succèdent sur des visages murés à l’image de ces vies figées dans l’insignifiance. A cet égard Tom et Gerry ne valent pas mieux que ceux qui les entourent. Ensemble par habitude semble-t-il le vide de leur propre vie ne se remplit que du vide encore plus grand du frère , du copain, du neveu, de la collègue. S’ils ont un jardin-ouvrier dans lequel il se rendent chaque semaine pour y cultiver des légumes jamais on les voit entretenir des relations avec les autres jardiniers. Même le fils semble voué à cette infinie tristesse, à laquelle semble échapper- pour combien de temps encore?- Anny sa petite amie. Il n’y a pas de héros positif chez Mike Leigh. Les personnages son plutôt antipathiques. Tom par exemple, qui fait du mieux qu’il peut pour donner une image d’homme moderne derrière ses fourneaux, libère ses fantasmes et l’homophobie refoulés qui l’habitent quand il apprend soulagé la présence d’un femme aux cotés de son fils. Un vrai discours de beauf.
Mike Leigh n’est pas Ken Loach. Si tous deux appartiennent à la veine prospère d’un cinéma social britannique et s’ils espèrent l’avènement d’un mode de régulation plus socialisant il n’y à pas chez Leigh cette espérance dans des lendemains qui chantent comme on peut la trouver chez Loach. Leigh apparait plus pessimiste. Le repli individualiste est plus marqué. Socialiste Mike Leigh? Peut-être mais alors tendance libertaire. Toujours est-il que « Another Year » est un film superbe et que l’amour manquant dans les relations entre les personnages est magnifié par la caméra de Leigh qui rend attachant des personnages bien falots. Les comédiens que l’on retrouve de film en film sont absolument formidables de justesse.
« Dans ses yeux » de Juan José Campanella commence comme un polar. Une jeune femme a été assassinée dans le Buenos Aires de l’année 1974. Benjamin Esposito juge adjoint est chargé de l’enquête. Le coupable finit par être arrêté, condamné, et c’est là que l’histoire commence. Un quart de siècle plus tard Esposito décide d’écrire un livre sur ce crime sordide qui n’en finit pas de le hanté. Seulement voilà entre temps une dictature militaire s’est installée en Argentine. Elle a recruté ses hommes de mains, ses tueurs à gages, parmi les droits communs. C’est pourquoi l’assassin semble s’être envolé de prison et ressemble étrangement à ce membre du service d’ordre de la junte aperçu un soir à la télévision. Esposito va reprendre l’enquête sur ce qu’est devenu l’assassin condamné à perpétuité comme il l’avait promis au jeune mari.
Résumé ainsi le film c’est passé à côté de l’essentiel car en réalité la description du climat politique imposé par la dictature militaire et admirablement bien rendu, notamment dans les rapports professionnels entre entre magistrats, entre magistrats et policiers, ou dans les rapports sociaux entre haute bourgeoisie et petit peuple, n’est que de la toile de fond sur la quelle se déroulent de formidables histoires d’amour. C’est là tout le mérite de Juan José Campanella que de nous raconter un thriller politique, une dénonciation des régimes dictatoriaux et deux intenses relations amoureuses. Le tout pour un seul film. Là encore les personnages sont attachants, mais ils le sont par les contradictions qui les animent, les fragilités qui les construisent, les faiblesses qui les soutiennent. La barrière de classe qui empêche Esposito et sa jeune supérieure de convoler malgré tout ce qui les attire l’un vers l’autre, est mise en évidence par l’intériorisation des rôles sociaux qui la fonde. L’amour absolu du jeune marié à son épouse assassinée cache un désir de vengeance inextinguible et une cruauté tout aussi sourde que raffinée qui elle-même renvoie à une autre cruauté plus brutale, celle de la junte. Ce mélange réussi des genres se retrouve dans la façon de filmer qui va mêler, caméra à l’épaule, plan rapproché, panoramique, plan fixe, intérieurs, extérieurs, à la façon des années cinquante et séquence de course poursuite époustouflante dans un stade plus proche des années deux mille. L’art et la manière. Le style au service du fond. Seul bémol, la dernière scène de retrouvaille entre la juge devenue procureure et le petit juge retraité que seule la volonté de terminer par un « happy end » semble justifier. La découverte de la prison clandestine suffisait pour clore le film.
Un mot, car le film n’en mérite pas plus pour évoquer « Notre étrangère » qui a toutes les qualités d’un premier long métrage mais qui en a aussi hélas tous les défauts, les lourdeurs, les insistances, les redondances. Le film semble autobiographique pour l’essentiel. Une jeune métisse, blanche par son père français, noire par sa mère burkinabè, élevée en région parisienne part à la recherche de sa mère africaine, à laquelle elle a été enlevée par le père dans sa plus jeune enfance . Noire en France elle se découvre blanche au Burkina Fasso. Sur le thème de la découverte de son identité par la confrontation à l’altérité on pouvait mieux faire. Par exemple l’insistance avec laquelle la réalisatrice nous montre des plans séquences non traduits non sous-titrés pour souligner l’incommunicabilité et les oppositions culturelles liés des socialisations différentielles est un peu lourde. A la trajectoire de cette jeune métisse la réalisatrice ajoute celle d’une femme, qui porte le même prénom que la mère recherchée et de la même tranche d’âge, femme de ménage dans une entreprise et initiatrice d’une cadre de cette même entreprise à la langue vernaculaire parlée à Ouagadougou. Elle découvrira que c’est pour aller adopter un enfant au Burkina Faso que l’européenne sollicite ses services de langue. Sentiment d’avoir été instrumentalisée au nom du bien : « sauver » un enfant africain de la misère par une adoption en France et qui la renvoie à une blessure ancienne et profonde. On subodore que peut-être la femme de ménage est la mère de la jeune métisse? Supputation que renforce, le fait que celle-ci apprendra in fine que sa mère est en France en région parisienne. Une belle problématique à peine esquissée.
« Women are heroes » est un film du photographe JR qui suscite un malaise. Les photos sont belles, le dessein , montrer des femmes de ce qu’on appelait il n’y a pas si longtemps le tiers-monde en lutte pour transformer le monde est généreux, l’idée d’un nouvel « art-brut », si l’on peut dire séduisante. « Brut », le mot est autrement connoté, il n’est juste ici que dans la mesure où il n’y aurait pas besoin de médiation pour approcher, montrer une réalité que l’on pourrait saisir sans intellectualisation. Il y a ce mythe ou ce fantasme d’un rapport direct, sans intermédiaire, sans grille d’interprétation entre le spectateur et l’œuvre montrée. JR se définit comme un « Artiviste urbain ». Son travail se caractérise par l’affichage en noir et blanc d’immenses photos collées sur les murs de la villes, les façades d’immeubles les toits des maisons, les bus, les trains, les ouvrages d’art etc. Malaise car reste le sentiment que JR s’intéresse moins à ce que lui raconte les femmes qu’il filme qu’à ce qu’il pourra en faire à des fins de monstration. Il y a quelque chose qui relève de la spectacularisation pour ne pas dire d’un souci d’esthétisation de la misère d’autrui. A voir quand même.
On l’aura compris la programmation de Zébina est une programmation éclectique de qualité qui signe une ouverture d’esprit tout à fait louable et dont on avait bien besoin. On voudrait simplement que les thématiques qu’il retient soient plus recentrées, plus resserrées. Souhait tout à fait réalisable comme il l’a très bien montré avec « Regards sur le Mexique » où la problématique de la paternité était sous-jacente à la sélection, ce qui aurait pu faire l’objet de belles discussions et de beaux débats en présence de quelques spécialistes des sciences humaines par exemple… Ah! s’il pouvait aussi multiplier les séances. Comme dans un cinéma « Art et Essai » par exemple. Mais cela ne dépend sans doute pas de lui seul.
Fort-de-France le 15 avril 2011
Roland Sabra,