Jusqu’au 3 mars. BnF François-Mitterrand, Paris. Entrée gratuite.
— Par Élodie Maurot —
Une exposition à la Bibliothèque nationale de France et plusieurs rééditions font revivre l’œuvre du philosophe de la morale, de la mort et de l’amour.
Méditant sur le mystère de la mort, Vladimir Jankélévitch (1903-1985) pensait qu’en dépit du néant sur lequel semble s’achever toute existence, la vie avait le dernier mot. Non en raison d’une croyance métaphysique ou religieuse en un « au-delà », mais parce que la mort n’a pas le pouvoir d’effacer le fait d’avoir vécu. « Si la vie est éphémère, le fait d’avoir vécu une vie éphémère est un fait éternel », écrit-il dans La Mort (1966). Une pensée qu’il prolonge dans L’Irréversible et la Nostalgie (1973), d’où est tirée la magnifique citation sous laquelle se place l’exposition que la Bibliothèque nationale de France (BnF) consacre au philosophe (1) : « Celui qui a été ne peut plus désormais ne pas avoir été : désormais ce fait mystérieux et profondément obscur d’avoir vécu est son viatique pour l’éternité. »
Cet hiver, cette exposition d’archives et plusieurs rééditions chez Flammarion (Philosophie morale, qui regroupe plusieurs textes dont certains étaient devenus introuvables, et deux publications en poche pour La Mauvaise Conscience et Le Pardon) témoignent de la persistance d’une œuvre qui a su, dans la deuxième moitié du XXe siècle, revisiter et vitaliser tous les grands thèmes de la philosophie morale, tout en prenant en charge la tragédie de la guerre et de la Shoah. S’y ajoute, comme en écho, une ample réflexion sur la musique, que le philosophe, pianiste, écoutait, méditait et jouait.
En 120 pièces exposées dans la petite Galerie des donateurs, le parcours de la BnF offre un complément utile à la lecture du philosophe. Elle commence par évoquer ses origines familiales – notamment son père Samuel, qui quitta la Russie tsariste, où les juifs étaient interdits d’accès à l’enseignement supérieur, pour devenir médecin en France et qui fut le premier traducteur en français de Freud – et les années de formation : l’entrée à l’École normale supérieure en 1922, les premiers travaux sur Plotin et Schelling, la rencontre de Bergson…
Mais la guerre vient briser ce parcours de pensée et de vie, déjà bien engagé. « Toute sa philosophie est une morale de l’amour battu en brèche par le drame de la guerre, qui l’a hanté toute sa vie », résume Françoise Schwab, historienne et éditrice de ses œuvres posthumes. « Je souffre des souffrances qui m’ont été épargnées », disait-il. Interdit d’enseignement par les lois raciales de Vichy, Jankélévitch se réfugie à Toulouse et entre dans la Résistance. Son appartement parisien est pillé : « Je n’ai donc plus un Discours de la méthode, ni un cahier de Chopin », écrit-il dans une lettre à un ami, en décembre 1941.
À l’ombre de la guerre, le philosophe commence à aborder les thèmes du mal et de l’injustice. Dans Le Nocturne, au titre philosophique autant que musical, imprimé en 1942, il implore la nuit de ne pas refuser à l’homme « cette lueur désespérante qui s’allume tous les soirs dans la profonde ébène de minuit ». Après guerre, Jankélévitch revient à l’enseignement. En 1951, il rejoint la Sorbonne, dont il occupera la chaire de philosophie morale.
Du traumatisme de la guerre naîtront une philosophie magistrale, une réflexion sur l’impossible pardon et un engagement sans faille pour la justice, dont témoignent ses nombreuses cartes d’adhésion à des associations de lutte contre le racisme. « Il a adhéré à des centaines d’associations. Tous ceux que les forts dominaient et toutes les faiblesses avaient pour lui une résonance profonde. Pas en paroles mais en actes », se souvient Françoise Schwab. Dans cette lutte contre l’injustice et le mal, le philosophe mobilise ses moyens propres : l’enseignement et l’écriture. D’impressionnantes notes, à l’écriture serrée, montrent le soin qu’il accordait à la préparation de ses cours. Des manuscrits préparatoires à ses grandes œuvres – Le Traité des vertus et La Mort – donnent à voir sa méthode de travail et le cheminement de sa pensée.
« Il a eu une grande influence sur ses étudiants par l’adéquation de sa vie et de sa pensée », lui qui répétait que « seul compte l’exemple que le philosophe donne par sa vie et ses actes », rappelle Françoise Schwab. Sans doute cette exigence d’honnêteté explique-t-elle la postérité de cette œuvre. « Le fil ne s’est pas rompu depuis sa mort jusqu’à aujourd’hui, poursuit l’historienne. S’il n’a pas la même notoriété qu’un Levinas, il n’est pas resté dans l’ombre, et son œuvre continue d’irriguer les travaux des philosophes et écrivains d’aujourd’hui, qu’elle soit citée ou non. »
Élodie Maurot
Source=> LaCroix.com