— Par Jacky Dahomay —
Difficile d’analyser des événements quand, soudain -ce qui arrive parfois- l’histoire se met à bégayer. Nous tentons tout de même cette analyse étant persuadé que sa confrontation nécessaire avec d’autres serait une contribution au débat devant traverser l’espace public dans ces temps quelque peu obscurs.
Beaucoup de jugements ont été portés sur ce mouvement inédit des Gilets jaunes. Comme il arrive toujours lorsqu’un phénomène nouveau émerge dans la société, on a recours au passé. Ainsi, certains ont cru percevoir un mouvement poujadiste, d’autres, une sorte de jacquerie d’Ancien régime, ou encore, un mouvement populiste, ou bien encore une sorte de refus de l’impôt, une passion de l’automobile, un désir de consommation, une contestation d’extrême-droite, et la liste de tels jugements pourrait être très longue. Ceci expliquerait sans doute –du moins en partie- que des syndicats (la CGT notamment) ont du mal à rejoindre un tel soulèvement populaire.
La vérité des Gilets jaunes.
Tout se passe cependant comme si la révolte des Gilets jaunes était en quelque sorte tout cela tout en étant autre chose. Cela nous fait bien sûr penser à la fameuse formule de Sartre « L’homme est ce qu’il n’est pas et n’est pas ce qu’il est » ce qui pour l’auteur de L’être et le néant est le signe de la liberté. Ne pourrait-on pas conclure en un premier temps que cette protestation populaire est l’expression même de la liberté. Mais laquelle ? Individuelle ? Collective ?
Ensuite, quelle est cette Chose autre que serait la révolte des Gilets jaunes ? Difficile de le dire, comme si dans sa radicale altérité elle échappait à notre entendement. C’est ce que le philosophe argentin, Ernesto Laclau, nommait un signifiant vide car comme il affirmait dans La raison populiste, le lien social est de nature essentiellement libidinale. En s’inspirant de la psychanalyse, le théoricien du populisme veut nous faire comprendre que ce signifiant, quoique vide, ou parce que vide, déclenche toute une série de processus d’identifications notamment en la personne du leader ou au parti. Or, il faut reconnaître que les Gilets jaunes ne s’identifient à aucun leader et encore moins à quelque parti que ce soit. Il serait donc hasardeux de qualifier leur mouvement de populiste. Ce n’est pas un mouvement identitaire. En ce sens, il se distingue des mouvements populistes de droite qui traversent bien des pays d’Europe. Ce n’est point une vague xénophobe (même s’il y a des xénophobes en son sein) et encore moins un mouvement anti-Islam. La notion de « signifiant vide » ne nous est donc pas d’un grand secours pour saisir la nature inédite de cette révolte populaire. Sauf peut-être en un seul sens, celui que reprend Chantal Mouffe dans Pour un populisme de gauche : une revendication –occupant la place de signifiant vide- peut symboliser plusieurs autres. Ainsi, la protestation contre les taxes concernant l’essence peut jouer le rôle de signifiant vide invitant en une sorte d’appel d’air d’autres revendications à venir s’agréger à la revendication principale du départ. En ce sens, le mouvement va en se développant car d’autres revendications, celles des lycéens comme d’autres revendications syndicales, sont en train de s’agréger à celles des Gilets jaunes ce qui donnerait à ce mouvement social en France une force incontestable.
Malgré tout, force est de constater que la notion de « signifiant vide » ne peut suffire à nous permettre de comprendre la nature profonde du mouvement des Gilets jaunes. Peut-être parce que, comme le disait Etienne Balibar (dans une discussion avec Ernesto Laclau publiée dans la revue Combate y debate publiée à Buenos Aires), « le signifiant vide n’est pas si vide que cela ». Cela signifierait, si on file la métaphore avec le philosophe français, qu’il y aurait un contenu fondamental qui s’exprimerait à travers ou au-delà des revendications affichées.
Si nous procédons par synthèses successives, il y a bien une protestation contre les impôts, mais parce que ces impôts sont perçus comme injustes. De même pour les autres taxes notamment celles concernant l’essence. Les écologistes pensent que ce mouvement est anti-écologique. C’est se tromper. On veut bien des mesures écologiques mais à conditions que celles-ci soient justes. Comme l’écrivait le sociologue Pierre Merle dans une tribune publiée dans Le Monde :
« En France, les 10 % les plus riches émettent quatre fois plus de carbone que les 50 % les plus pauvres. Un foyer parmi les 10 % les plus riches a donc une empreinte carbone vingt fois supérieure à celle d’un foyer appartenant aux 50 % les plus pauvres. Ce gouvernement aurait dû augmenter la fiscalité sur les plus hauts revenus qui achètent des voitures haut de gamme particulièrement polluantes. Et que dire des jets privés ou yachts, utilisés par les plus fortunés, et dont la possession n’est plus imposée grâce à la suppression de l’impôt sur la fortune (ISF) ? »
Autre chose est exprimée dans la révolte des Gilets jaunes, celle d’une souffrance sociale, celle de la difficulté de vivre décemment, d’assumer des fins de mois de plus en plus difficiles. Certains disent, que d’autres peuples connaissent une souffrance sociale beaucoup plus tragique et que les Français se comportent comme des enfants gâtés, eux qui ont le modèle social le plus généreux du monde. C’est sans doute vrai mais le problème est que cette souffrance sociale est exigée des couches populaires de la population quand, dans le même temps, une minorité ne cesse de se gaver, de s’enrichir, d’échapper à l’impôt quand ce n’est pas sombrer dans la corruption. Ce qui est donc perçu comme injuste, c’est le développement des inégalités.
Or, on le sait, la France est un pays qui a soif d’égalité. Comme ne cesse de l’affirmer Emmanuel Todd, des pays comme l’Allemagne et les pays anglo-saxons, pour des raisons anthropologiques et historiques spécifiques, n’ont pas la même passion de l’égalité. On pourrait aussi se demander si l’éthique protestante –mais ce n’est là qu’une hypothèse- alors qu’elle manifeste un souci de liberté, ne serait pas moins exigeante concernant l’égalité. En résumé, le mouvement des Gilets jaunes exprimerait dans la France actuelle une forte demande de justice et d’égalité. Qu’en serait-il alors de la liberté, si on revient à ce que disait Sartre ? Hier au matin, sur les ondes de France Inter, Raymond Soubie, très inquiet apparemment, affirmait que les Gilets jaunes étaient « un mouvement social dangereux pour la démocratie » ! Ce proche de Jacques Chirac, expert en gestion de ressources humaines et en politiques sociales, relevait ce qui selon lui caractérise ce mouvement social qu’il qualifie d’ovni : des signes inquiétants comme le refus des corps intermédiaires, des syndicats et des partis politiques et surtout que le lien ait été fait par les réseaux sociaux actuels.
Concernant ce dernier point, il nous semble nécessaire de rappeler que tous les mouvements sociaux importants utilisent les moyens de communication nouveaux sinon dominants. Comme le décrit Gérard Noiriel dans Une histoire populaire de la France, La population parisienne au XVIII° siècle « Pour échapper à la censure, elle inventa des moyens nouveaux comme le « nouvelles à la main » qui jouèrent un grand rôle dans la diffusion des propos critiquant le pouvoir » et cela contribua selon lui « à produire une nouvelle image du peuple, très éloignée du mépris aristocratique ». A cela on pourrait ajouter que la révolution tunisienne des dernières années a elle aussi su utiliser les réseaux sociaux. On pourrait nous rétorquer que nous ne sommes pas au XVIII° siècle et que la presse est libre. Ce qui est sûr mais comment comprendre alors cette critique incessante de la presse de la part des Gilets Jaunes ? Pour ces derniers, la presse dominante (entre les mains de l’oligarchie il faut l’avouer) n’a pas su rendre compte des souffrances réelles des couches populaires.
La glaciation de l’État accomplie par Emmanuel Macron.
Rolland Soubie, comme beaucoup d’autres analystes ou experts, est scandalisé par le refus des corps intermédiaires, des syndicats et des partis politiques. Mais le plus scandaleux n’est-il pas le fait que ces derniers n’ont pas su prendre en compte cette souffrance sociale que provoquait la casse sociale et le démantèlement du modèle social radicalisée par Emmanuel Macron ? C’est là incontestablement le signe d’une grande démission politique et sociale ayant consolidé l’Etat macronien et produisant sa glaciation. Comment dès lors peut-on être surpris par l’explosion de cette colère sociale en France ? Nous avions publié en début de cette année dans Médiapart un article Vers quelle convergence des luttes ? dans lequel nous affirmions que, suite à l’échec des syndicats, le ruissellement des colères allait produire un grand déboulé du fleuve de la colère. Nous y sommes. Reste à savoir si ce fleuve pourrait déboucher sur un coup d’Etat, une chute de la démocratie comme le pense Rolland Soubie et c’est une hypothèse qu’envisageait même Emmanuel Todd dans une récente émission télévisée. L’embouchure de cette colère est à l’évidence indéterminée. Il faut donc prendre cette hypothèse au sérieux.
Notons que cette indétermination est le signe même de la liberté. En somme, si le contenu de la révolte des Gilets jaunes est une exigence de justice et d’égalité, qu’en est-il de la liberté dans ce mouvement inédit ? Le grand philosophe de la liberté qu’est Sartre pourrait-il nous aider à comprendre ce phénomène extrêmement complexe ? Qu’en est-il lorsque nous passons de la liberté individuelle à la liberté collective ?
Selon Sartre, un collectif n’est pas caractérisé par la liberté lorsqu’il se contente d’être simplement ce qu’il est, lorsque qu’il existe sur le mode de ce qu’il qualifie de l’en soi. C’est le cas d’un groupe d’homme se caractérisant de manière passive, comme celui de gens attendant un bus. Ce qui les qualifie donc c’est la série et leur mode d’être consiste en ce que Sartre appelle la sérialité. Donnons un exemple : les retraités qui se ressemblent en ce qu’ils attendent tous leur pension de fin de mois est un collectif défini par une sérialité. Mais s’ils décident de se révolter pour lutter contre la taxation de leurs pensions ils cessent d’être en soi pour devenir pour soi, c’est-à-dire un « groupe en fusion ». Les couches populaires qui décident de se révolter et se regroupent pour passer à l’action constituent ce que Sartre appelle un « groupe en fusion » caractérisé par la liberté et capable de produire ce qu’il appelle, reprenant un terme de Malraux, l’Apocalypse. En ce sens, les Gilets jaunes manifestent leur liberté collectivement dans une sorte de « groupe en fusion ». Ils ont cessé d’être des classes populaires en soi pour devenir pour soi en essayant de refonder une fraternité. Ce fut le cas des groupes révolutionnaires lors de la Révolution française. Mais dit Sartre, la liberté peut toujours se perdre de nouveau et retomber dans la pratico-inertie. Les révolutions courent toujours le risque de se glacer. Il faudrait donc que la liberté puisse se consolider dans les institutions. Or, les Gilets jaunes apparaissent à certains comme un mouvement anti-institutions voire anticonstitutionnel. Ne nous conduisent-ils pas vers ce qui serait une apocalypse dans un sens cette fois-ci désastreux ? Qu’en est-il exactement ? En quoi des couches sociales défavorisées, sortant de leur en soi et en se faisant pour soi, signe de leur liberté, pourraient-elles être un danger pour la démocratie qui est en principe le pouvoir du démos ?
On reproche, étrangement, aux Gilets jaunes de ne pas être organisés sur le mode des syndicats ou encore des partis politiques, ce qui gêne dans les négociations et ce serait une forme d’apolitisme mettant en danger la démocratie. Or, c’est parce que précisément partis et syndicats se sont montrés incapables de protéger les classes populaires de la casse sociale opérée par le gouvernement macronien que la colère a ainsi surgit spontanément, hors de tout encadrement politique ou syndical. C’est donc une réponse inédite à une défaillance politique : telle est leur profonde vérité.
Reste à expliciter ce qu’est cette « défaillance politique ». Le triomphe du néolibéralisme, à l’échelle mondiale et aussi en Europe a détruit tout horizon de sens politique de libération. La tâche de Macron était de forcer la France, pays réfractaire, à se plier aux logiques néolibérales. Mais si le président français semblait réussir c’est que son idéologie « post-politique » (ni droite ni gauche) rencontrait des sympathies à l’intérieur du socialisme traditionnel français, affaiblissant aussi bien les partis traditionnels que les syndicats. Le dogme du TINA (There is no alternative) de Margaret Thatcher finissait par triompher au sein des élites intellectuelles, médiatiques , syndicales et politiques. L’économie était transformée en une pseudo vérité scientifique comme si une seule politique économique était possible. Il s’agissait donc de faire preuve de « pédagogie » pour convaincre le peuple ! Du même coup l’État macronien se vidait de la substance politique qui fait le fondement de la démocratie et de l’État de droit. Avec Macron, on peut dire qu’on a assisté à une « glaciation de l’Etat ». Que voulons-nous dire par là ?
Dans son texte de 1843 consacré à la critique de la philosophie de Hegel, Marx insiste sur le fait que l’Etat n’est qu’une forme, un élément parmi d’autres de la démocratie. Si la monarchie est une pure forme écrit Marx, « au contraire, la démocratie peut être saisie en elle-même. Dans la démocratie, aucun des éléments n’acquiert une signification autre que celle qui lui revient. En réalité, chacun n’est qu’un élément du démos tout entier (…) la démocratie est à la fois fond et forme. La monarchie doit être pure forme, mais elle adultère le fond » Et il ajoute « La démocratie part de l’homme et fait de l’État l’homme changé en objet ». Ou encore : « Dans la démocratie, l’Etat politique (…) n’est lui-même qu’un contenu particulier, une forme d’existence du peuple ». Dans son verticalisme jupitérien, Macron se comporte comme un roi et en ce sens il fait de l’État une pure forme. Les hauts fonctionnaires constituent une bureaucratie de technocrates sous influence de Bercy et corrompue par des pantouflages en tous sens, du privé vers le public et du public vers le privé. « La bureaucratie dit Marx est l’État qui a réussi à se faire société civile ». L’État macronien est aussi la dé-symbolisation des institutions de la république comme nous avons essayé de le montrer dans un article précédent, L’ultime errance d’Emmanuel Macron.
Quant à l’Assemblé nationale, elle est devenue une institution ridicule avec ses députés godillots majoritaires qui votent, comme l’a dénoncé à juste titre François Ruffin, comme des robots c’est-à-dire qui se complaisent dans l’élément de la sérialité, comportement grave qui altère le sens démocratique de l’Assemblée nationale. On peut comprendre que dans certaines de leurs circonscriptions ils aient pu être traités de « salopards ». Ainsi, selon un article du Monde du 18/10/2018, avec un montage photo et vidéo à l’appui, les élus LREM ayant voté contre l’inscription du glyphosate sont présentés comme les « 42 salopards » avec le plus souvent des têtes de mort à côté de leur visage. Une telle violence, si elle en dit long sur le rejet de ces députés, est parfaitement inadmissible. On ne peut décemment affirmer que les députés LREM relèverait d’on ne sait quelle « saloperie ».
Mais il faut avouer que bien qu’ils ne soient pas des salopards, ils se comportent comme des salauds, su sens sartrien du terme. Qu’est-ce à dire ? Selon Sartre, dans La Nausée, « les salauds sont ceux qui se contentent d’être eux-mêmes ». Les députés LREM, à part quelques exceptions, se sont contentés d’être simplement ce qu’ils sont sur le mode de l’en soi. En votant tous d’une seule voix pour faire plaisir à Macron ils se sont comportés comme « des petits pois dans une boite de petits pois », formule par laquelle Sartre caractérise les militants de certains partis politiques toujours obéissant aux ordres donc renonçant à leur liberté. Cela dit, il faut avouer que ces députés godillots post-politiques ont connu une confrontation brutale avec la vraie politique face à l’éclosion des Gilets jaunes et certains, jurant de leur humanité, se retrouvent un peu flottants comme des fantômes, comme l’a affirmé le psychanalyste Gérard Miller. La cohérence robotique des députés de la majorité se brise et ces députés aujourd’hui dépités risquent d’affaiblir dangereusement Emmanuel Macron.
En résumé et si on ajoute à cela la privatisation des postes clefs de la république, on peut dire effectivement que Macron a accompli une véritable glaciation de l’État. Il est donc surprenant que l’on répande sur les médias l’idée que le mouvement des Gilets jaunes serait une menace pour les institutions de la république et pour la démocratie. Nous voulons montrer au contraire que c’est parce que l’État s’est glacé, que la république a été dégradée et que la démocratie a perdu son sens, que cela a donné naissance à ce spectaculaire mouvement social. L’État macronien –et il faut insister là-dessus- est une dégradation grave de la démocratie. François Bayrou, allié du président lui a déclaré récemment : « On ne peut gouverner contre le peuple ! ». En vérité, l’État macronien est la plus grande attaque contre la démocratie qu’ait connue la V° république. D’où la crise actuelle. La V° république est démonétisée et il se pourrait, qu’en dernière instance, le mouvement des Gilets jaunes soit une exigence d’une nouvelle constitution.
Ainsi, on reproche aux Gilets jaunes de concentrer toute leur colère sur Macron. Mais est-ce incompréhensible ? Le président s’est voulu un petit roi au pouvoir jupitérien concentrant tout le pouvoir sur sa personne. Il reproche aux Français d’avoir procédé à la mort Louis XVI. Mais s’identifiant au roi il ne doit pas s’étonner que cela réveille une sorte d’inconscient collectif et qu’on veut tuer ce nouveau roi, au sens symbolique bien sûr, nous ne sommes plus au XVIII° siècle ! Macron affirme qu’il est légitime et qu’il a été élu légitimement pour accomplir la « réforme » de la France, ce qui est une exigence des technocrates, non élus démocratiquement et qui dirigent l’Europe. Or, d’une part, sa légitimité quoique réelle est faible. Il a été élu comme par défaut, lui qui n’avait l’adhésion que d’un quart de la population. L’abstention a été forte. D’autre part, la démocratie étant le pouvoir du peuple, le peuple doit intervenir à tous les moments de la vie présidentielle. Enfin, la volonté générale réside dans l’Assemblée et le pouvoir exécutif soit respecter cette légitimité. Comme l’a bien vu Marx, un élément, l’État ne peut être le tout de la démocratie. Il est donc nécessaire parfois que « le corps du peuple » pour parler comme Rousseau, se révolte contre le « corps de l’État ». N’est-ce pas le sens profond du mouvement de colère des Gilets jaunes ?
On dira que ce mouvement n’est pas politique, qu’il se résume à des revendications catégorielles et qu’il est antipolitique car il refuse toute médiation politique. Cette interprétation est faible car c’est précisément, du moins est-ce notre humble avis, parce que ce mouvement se tient à distance de la politique traditionnelle visiblement essoufflée, que ce puissant mouvement social interroge profondément le politique en tant que tel. Macron et le gouvernement d’Édouard Philippe auront beau faire toutes sortes de concessions, il est trop tard. Le mouvement a pris de l’ampleur, il bénéficie du soutien d’une grande majorité des Français. Il est effectivement populaire. Il représente donc le « corps du peuple ». On veut le réduire à la violence et on ne perçoit pas la souffrance de ces mères, de ces grand-mères et de ces grands-pères qui affrontent quotidiennement le froid de l’hiver pour aller manifester sur les ronds-points. En ce sens, il fait penser, comme le disent certains historiens (Gérard Noiriel, Sophie Wannich) aux sans-culottes parisiens.
Macron, son gouvernement et la presse à leur service auront beau mettre l’accent sur les violences condamnables bien sûr, (mais dans l’intention de dénigrer au de dénaturer le mouvement social en cours et créer une réaction de rejet dans certaines couches de la population), la vérité du mouvement des Gilets jaunes ne saurait être altérée. Mais quelle peut être cette vérité ? Nous avançons l’idée que le fleuve Gilets-jaunes pourrait être un véritable mouvement de «démocratie insurgeante ». Nous empruntons cette expression à Miguel Abensour, dans son livre La démocratie contre l’État publié en 2004. Selon lui, « La démocratie insurgeante » peut se définir comme surgissement du corps du peuple contre le corps de l’État ». Elle fait donc surgir en permanence une communauté politique contre l’Etat. Le peuple dont il est question «présente cette particularité d’être un sujet qui est à lui-même sa propre fin ». Car, selon Absensour qui s’inspire du Marx de 1843, « la forme-Etat s’autonomise, développe sa logique propre (domination, totalisation, appropriation du nom d’Un) jusqu’à oublier dans son arrogance la source d’où elle provient, jusqu’à se dresser contre la vie du peuple et en briser toutes les manifestations qui n’entrent pas dans la perspective qui est la sienne ». En s’aidant de telles analyses, on pourrait dire que le mouvement des Gilets jaunes, comme lutte de la démocratie contre l’État, renouvelle à sa manière la démocratie. Car, pour citer encore une fois Abensour, « La démocratie (…) est cette communauté politique qui institue un lien humain à travers la lutte des hommes et qui, dans cette institution même, renoue avec l’origine toujours à redécouvrir de la liberté ».
En conclusion, rien n’indique que ce mouvement serait porteur d’on ne sait quelle dictature. Notons cependant que Louis Bonaparte ou Napoléon le petit (que l’on compare souvent à Macron) a effectivement accompli un coup d’État. Mais comme l’a montré Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, ce petit Napoléon sans grande légitimité, n’a pu réussir qu’en s’appuyant sur la grande masse (dominante à cette époque) de petits paysans avec leur propriété parcellaire, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui, car la base sociale de Macron et de la bourgeoisie est faible. Ce qui est inquiétant c’est qu’en insistant sur le désordre que pourrait entraîner les manifestations de samedi prochain, il se dégage au sein de la classe dominante une demande d’ordre pouvant aboutir à une sorte de dictature.
Si non ne peut écarter un tel danger soulignons tout de même qu’il n’est pas important que les Gilets jaunes prennent en ce moment la forme d’un parti. Car l’essentiel est déjà en cours : l’exigence d’une démocratie véritable, prenant en compte la souffrance sociale du peuple et la nécessité de repenser une république authentiquement laïque et sociale. Ce qui devrait être poursuivi, plutôt qu’une logique organisationnelle, c’est l’élargissement d’une société civile forte, une sorte de radicalisation démocratique du peuple, pouvant en un second temps produire des modifications politiques. Macron est arrivé au bout de son ultime errance. Il est désormais démonétisé. Il ne lui reste comme seule solution la dissolution de l’Assemblée nationale. Sa chute est d’autant plus brutale qu’il avait voulu monter très haut dans son pouvoir jupitérien. Il paraît que la petite reine Brigitte, qui lui avait pourtant dit d’arrêter ses conneries, le trouve inconsolable en ce moment. Il parait aussi qu’à son retour de Buenos Aires, le petit roi président aurait interrogé son ministre de l’intérieur : « Dîtes, Castaner, c’est quoi ce mouvement social qui s’est développé depuis mon départ ? Est-ce une jacquerie ?» Et Castaner aurait répondu : « Non Sire, c’est une révolution ». Mais nous n’avons pas pu vérifier de telles informations. Hier soir, à l’Assemblé nationale, l’inénarrable député Jean Lassalle, en guise d’intervention, a eu l’idée de chanter à l’intention du président : « Ami entends-tu le bruit sourd du pays qu’on enchaîne ? ». Il donne ainsi, pour le grand rassemblement de samedi 8 décembre, le chant de ralliement qui manquait aux Gilets jaunes. Et nous, nous qui ici analysons, éprouvons, en une sorte d’effet cathartique, une pitié pour ce président quelque peu tragique. Nous lui conseillons donc de méditer ces paroles de Sartre extraites de Les Mouches :
« Car je suis homme, Jupiter, et chaque homme doit inventer son chemin. La nature a horreur de l’homme et toi, toi, souverain de Dieux, toi aussi tu as les hommes en horreur »
Le mouvement social actuel n’est pas identique à celui de Mai 68. A l’époque, les mouvements sociaux et politiques pouvaient s’articuler à un horizon de sens leur donnant consistance et les institutions démocratiques jouissaient encore d’une certaine légitimité. Nous sommes à une autre époque et il se pourrait que la contestation prenne l’allure de ce nous qualifions, timidement encore, de « démocratie insurgeante ». En somme, la contradiction que dévoile la lutte des Gilets jaunes est relativement claire. Elle oppose d’un côté le modèle social français, acquis de longues luttes, à non pas la mondialisation mais à son pilotage politique par le néolibéralisme. De deux choses l’une : ou bien la France abandonne son modèle pour s’adapter à l’économie mondiale néolibérale et dans ce cas il faudrait renoncer à ce qui s’exprime chez elle de désir de justice, de liberté et d’égalité, ou au contraire elle lutte pour la défense de son modèle. Alors la contestation prendrait la tournure radicale d’un mouvement révolutionnaire qui ne pourra aboutir que s’il trouve des prolongements dans d’autres régions du monde. Cela dit, dans le moment actuel, il ne nous est que permis d’espérer.
Jacky Dahomay.