Née en Guadeloupe en 1937, l’écrivaine Maryse Condé doit recevoir le 9 décembre à Stockholm le prix Nobel alternatif de littérature, une récompense décernée par une nouvelle académie composée d’intellectuels suédois. Une consécration internationale pour celle qui fut la première présidente du Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage.
Je ne serais pas arrivée là si…
Vous me permettez de tordre un peu la formule? Et même de l’inverser ? Car moi, je suis arrivée là… bien que ! C’est ce « bien que » qu’il m’importe de souligner. C’est ce « bien que »qui m’a paralysée pendant près de trente ans.
Vous êtes donc arrivée là, Maryse Condé, lauréate 2018 du prix Nobel alternatif de littérature, bien que…
Bien qu’on m’ait affirmé, quand j’étais petite fille, que les gens comme moi ne pouvaient pas devenir écrivains. J’avais 12 ans à Pointe-à-Pitre quand une amie de ma mère a voulu me faire un cadeau original. Elle savait que j’avais lu tout ce qui pouvait me tomber sous la main : Balzac, Maupassant, Flaubert… Alors elle a opté pour un roman d’Emily Brontë : Les Hauts de Hurlevent. Dès que j’ai ouvert les premières pages, j’ai été transportée. Ce livre était extraordinaire. Par quel miracle cette jeune Anglaise, fille de clergyman, qui vivait sur les landes balayées par le vent, pouvait elle être si proche de moi, petite Antillaise qui vivait au bord d’une mer chaude ? Nous étions sœurs !J’en étais bouleversée. Dès le lendemain, j’ai couru remercier la dame. Et je lui ai dit : « Unjour, moi aussi j’écrirai des livres aussi beaux que ceux d’Emily Brontë ! » Elle m’a dévisagée avec une sorte d’étonnement outré : « Mais tues folle ! Les gens comme nous n’écrivent pas ! »
Que signifiait « comme nous » ?
Les femmes. Les Noirs. Les gens originaires d’un petit pays comme la Guadeloupe. Peu importe. Sa réaction m’a anéantie. Je me suis ditque le monde et le métier auxquels je rêvais m’étaient interdits. Que c’était une mauvaise voie. Et même un sacrilège. Et qu’il me faudrait taire toute velléité d’écriture pour être conforme à ce qu’on attendait de moi. C’est pourcela que j’inverse votre phrase. S’il n’y avait pas eu cette réflexion, je n’aurais pas attendu d’avoir 42 ans pour publier mon premier livre.
Comment décririez-vous votre milieu d’origine ?
Mes parents se présentaient avec un peu d’outrecuidance comme de « Grands Nègres ».C’était en réalité des petits bourgeois. Ils avaient réussi à s’extraire d’origines très pauvres dont ils ne parlaient jamais. Ma mère était devenue l’une des premières institutrices noires de sa génération. Mon père, pupille de la nation, avait créé une banque locale. Ils étaient imbus de leur réussite et ont élevé leurs huit enfants dans l’ignorance de la société qui nous entourait. Notre milieu vivait replié sur luimême .Replié sur les Antilles. Rien de blanc nid’ africain. Les Blancs, c’était les ennemis. Les Africains, on ne connaissait pas. Pas une seule fois je n’ai entendu mes parents évoquer l’Afrique, leurs origines ou l’esclavage. Pas une fois !
Ni même évoquer vos grands-parents ?
A peine. Tous deux étaient bâtards et ma mère parlait avec réticence de sa propre mère, qui était cuisinière et se louait chez des Blancs pays, illettrée et ne parlant pas le français. Elle l’adorait pourtant, mais elle en avait honte et voulait protéger sa descendance. Alors quand j’ai moi-même commencé à manifester un goût pour la cuisine, moi qui étais considérée comme tellement intelligente et qui raflais tous les premiers prix, ma mère s’est désolée.
Qu’imaginait-elle pour votre avenir ?
Un mariage. Un beau mariage avec un fonctionnaire antillais. Et beaucoup d’enfants. Lorsque j’ai commencé à vivre à Paris avec un acteur guinéen, Mamadou Condé, qui fut mon premier mari, elle a été folle de rage.
Ne poussait-elle pas ses enfants vers des carrières de prestige ?
Nous étions tous brillants, un frère faisait médecine, un autre fut le premier agrégé de Guadeloupe. Cela autorisait donc à ma mère de beaux rêves. Mais la réussite passait avant tout par le mariage. Une fille non mariée, c’était un drame. Nous devions tenir la dragée haute au reste du peuple.
Quel était votre rêve à vous ?
Je n’en avais pas. Je me contentais de détester le milieu auquel j’appartenais. Et je me suis vite efforcée de piétiner toutes les règles qu’on m’avait inculquées et de tourner le dos auxr êves qu’on m’avait présentés comme prometteurs.
Comment expliquer cet esprit de rébellion ?
J’ai toujours été contre. Et je crois que c’est liéau silence de mes parents sur nos origines. Ils ne m’ont jamais dit que nous avions été colonisés, que des ancêtres avaient été esclaves et que la Guadeloupe, qu’ils me présentaient comme le centre du monde, avait en fait une histoire douloureuse. Quand je l’ai découvert, très tardivement, grâce au père d’une amie française, Jean Bruhat, un historien marxiste, je me suis révoltée contre ce milieu de honteset de mensonges, et contre ma classe en tous points méprisable. J’apprenais avec fulgurance le sens des mots colonisation, colonialisme, identité, dépossession… Le mensonge initial a fait de moi une éternelle rebelle.
Une rebelle qui est allée jusqu’à saboter les études auxquelles elle était destinée en venant à Paris ?
J’avais été admise au lycée Fénelon pour préparer le concours d’entrée à l’Ecole normale supérieure. Mais la révélation du passé de la Guadeloupe a brisé mon élan. Hypokhâgne, khâgne, le concours m’ont soudain paru des pièges, et je suis devenue un cancre. J’allais au cinéma, au théâtre, au café, au concert. Surtout ne plus rien faire de ce qu’on attendait de moi….
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