— Par Cyprien Boganda —
Carlos Ghosn, désormais ancien PDG de Renault-Nissan, est accusé par la justice japonaise d’avoir dissimulé environ 62 millions d’euros de revenus au fisc nippon. L’« HD » a demandé à trois spécialistes de la « délinquance en col blanc » leur regard sur l’affaire.
Aussitôt connue, la nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre dans la presse mondiale. Carlos Ghosn, emblématique PDG de Renault-Nissan, est accusé d’avoir dissimulé au fisc environ 62 millions d’euros, ce qu’il a récemment nié selon des sources japonaises (AFP, 25 novembre). Les médias nippons font également état d’un possible emploi fictif concernant la sœur de Carlos Ghosn au sein de Nissan. La presse met en avant le parcours hors norme du PDG, sa stature internationale, ainsi que la « sévérité » de la justice japonaise pour démontrer le caractère « atypique » de l’affaire. Mais, à bien des égards, le « cas Ghosn » est tristement banal, comme l’explique Pierre Lascoumes, directeur de recherche au CNRS, spécialiste de la délinquance en col blanc (1) : « Ce type d’entrepreneur considère que son savoir-faire professionnel, son engagement et les résultats qu’il obtient ne sont jamais rétribués à un niveau suffisant. L’ajout de milliers d’euros ou de dollars est toujours insuffisant face au besoin infini de gratification personnelle. Ensuite, comme beaucoup de patrons, celui de Renault-Nissan devait considérer son entreprise comme un bien personnel dont il pouvait user et abuser à sa guise. La notion d’abus de bien social leur échappe, car ils sont dans leur logique de “tout leur est dû” ».
La sociologue Monique Pinçon-Charlot (2) enfonce le clou : « Il n’y a rien de surprenant là-dedans, ce type de comportement de prédation est l’ordinaire de l’oligarchie. Un fait mérite toutefois d’être souligné : cette affaire, comme tant d’autres, n’est pas le résultat du travail des services fiscaux, mais des révélations d’un lanceur d’alerte visiblement très haut placé chez Nissan. Ce type de scandale survient toujours de l’intérieur. C’est la même chose en France : les riches n’arrivent jamais devant un tribunal suite à une traque menée par les services de Bercy, mais à l’issue d’un conflit familial ou à cause d’un lanceur d’alerte. »
une psychologisation bien commode
Depuis des jours, les médias nous abreuvent de récits mettant en scène le parcours de Carlos Ghosn, capitaine d’industrie exemplaire et héros des temps modernes perdu par son « hubris ». Une psychologisation qui laisse dans la pénombre l’essentiel. « Pour restaurer l’ordre, il faut pouvoir sacrifier un bouc émissaire, souligne Pierre Lascoumes. D’où des raisonnements très personnalisés et souvent psychologisants de ces situations qui dispensent de la recherche de responsabilités plus collectives. Les pratiques de Carlos Ghosn n’ont pas été accidentelles, elles ont duré des années. Qu’en est-il alors de la responsabilité des conseils d’administration, de l’attention des services financiers internes, du contrôle des comptes par des agents externes ? Pourquoi les autorités de surveillance boursière et fiscale n’ont-elles rien identifié de suspect, malgré les montants considérables en jeu ? »
« Cette psychologisation du social est très classique, confirme Monique Pinçon-Charlot. C’était hier l’aspect “bipolaire” de Jérôme Cahuzac, c’est aujourd’hui l’“hubris” de Carlos Ghosn. Ce type d’analyse évite de remettre en cause l’essentiel, c’est-à-dire l’arbitraire de leur fortune et de leur pouvoir. J’insiste sur cet aspect arbitraire : ces rémunérations extravagantes ne sont pas dues à des qualités surhumaines, mais à l’entre-soi oligarchique qui règne dans les conseils de rémunération des entreprises du CAC 40. »
Sévérité de la société et régression de la justice
Les affaires de fraudes fiscales font souvent les gros titres, de même que les sommes en jeu (entre 60 et 100 milliards d’euros annuels de manque à gagner pour l’État, rien qu’en France). Pourtant, cela ne signifie pas que la délinquance en col blanc soit plus sévèrement réprimée qu’avant. Dans « Sociologie des élites délinquantes », les auteurs Pierre Lascoumes et Carla Nagels montrent que le nombre de condamnations, déjà marginal, tend même à diminuer régulièrement. Ainsi, les peines d’emprisonnement ferme baissent pour les motifs suivants : atteintes à la probité, c’est-à-dire corruption, prise illégale d’intérêts, etc. (43 condamnations en 2012, 38 en 2016) ; abus de biens sociaux (23 condamnations, 9) ; et faillite frauduleuse (25 condamnations, 5).
« Cela peut sembler contradictoire avec le discours dominant, explique la sociologue Carla Nagels. En paroles, on est de plus en plus sévère avec ce type de délinquance, mais, en pratique, on ne constate pas de renforcement de l’emprise du pénal. C’est lié à un ensemble de mécanismes dont le but est justement d’éviter le passage au tribunal. Prenez le cas de la fraude fiscale : c’est l’administration elle-même qui prend en charge les affaires, et qui imposera éventuellement une amende aux contribuables mis en cause. »
« C’est un fait observé depuis longtemps dans tous les pays, les délinquances des élites sont sous-pénalisées, renchérit Pierre Lascoumes. Les illégalismes de droit bénéficient de qualifications juridiques et de circuits de traitement qui minorent la dimension infractionnelle des comportements et privilégient les sanctions compensatrices. Rappelons-nous le débat très récent en France sur le “verrou de Bercy” (monopole du ministère du Budget en matière de poursuites pénales pour fraude fiscale, récemment aménagé – NDLR) et le privilège exorbitant de l’administration fiscale qui gère les fraudes indépendamment de l’autorité judiciaire. »
De la définition de la dangerosité
Tous en conviennent : la médiatisation de la délinquance en col blanc, aussi nécessaire soit-elle, ne suffit pas. « Je ne suis pas sûre que, au-delà de l’indignation, les choses bougent tant que ça, note Carla Nagels. Il ne faut pas oublier que, en général, ces affaires sont traitées dans les pages “économiques” des journaux, quasiment jamais dans les rubriques “justice” ou “société”. C’est révélateur de la manière dont la délinquance en col blanc est perçue par les grands médias… Et cela renvoie à l’image qu’ont ces gens d’eux-mêmes : les grands patrons se vivent comme des bienfaiteurs, qui participent activement à la création des richesses et du monde social. Et ils y mettent les moyens : la Fondation Bill Gates, par exemple, dépense plus d’argent (5 milliards de dollars) tous les ans que l’OMS ! »
« Ce qui est en cause, c’est la façon dont notre société définit la dangerosité, ce qui menace le bien commun, conclut Pierre Lascoumes. Tant que les atteintes aux personnes et aux biens seront perçues et poursuivies comme les atteintes majeures, la gravité des atteintes à l’ordre public économique continuera à être minorée, malgré l’importance majeure de leurs coûts sociaux. »
(1) Auteur, avec Carla Nagels, de « Sociologie des élites délinquantes ». A. Colin, 2018.
(2) Dernier ouvrage paru : « les Riches au tribunal », coécrit avec Michel Pinçon. Delcourt, 2018.
Cyprien Boganda
Source : humanite.fr
https://www.humanite.fr/article-sans-titre-664269