— Par Thomas Piketty, directeur d’études à l’EHESS et professeur à l’Ecole d’économie de Paris. —
Est-il possible d’envisager des réparations financières pour les crimes commis lors de l’esclavage ? En décrétant que «l’histoire ne peut pas faire l’objet d’une transaction», François Hollande vient de répondre négativement à cette question, le 10 mai, lors de la journée de commémoration de l’abolition de l’esclavage. La formule est habile. Pourtant, si l’on regarde les choses de plus près, la question est plus complexe, et ne peut être évacuée aussi facilement. Christiane Taubira, qui est à l’origine de la loi de 2001 reconnaissant la traite négrière et l’esclavage comme crime contre l’humanité, et instituant la journée du 10 mai, a eu raison de corriger immédiatement le tir présidentiel, en évoquant dès le lendemain la nécessité de réfléchir à des formes de politique foncière et de redistribution des terres en faveur des descendants d’esclaves dans les territoires français d’outre-mer. Il y a quelques années, une commission chargée d’enquêter sur la spoliation des biens juifs et les nécessaires réparations a pu enfin mener ses investigations en France. S’agissait-il d’une «transaction avec l’histoire» ? Il y a tout juste dix ans, plusieurs pays en ex-Union soviétique et en l’Europe de l’Est ont choisi de mettre en place des restitutions de propriété et des compensations concernant des événements qui se sont déroulés il y a près d’un siècle. Dans les grandes îles esclavagistes françaises (la Réunion dans l’océan Indien, Martinique et Guadeloupe aux Antilles, qui regroupent à elles trois près de 2 millions d’habitants), l’abolition de l’esclavage a eu lieu en 1848, il y a tout juste un siècle et demi. Est-on bien sûr que cette légère différence en termes d’ancienneté suffit pour clore définitivement le débat ?
Ce serait d’autant plus injustifié que l’exploitation légale s’est en réalité poursuivie bien au-delà de l’abolition de 1848, souvent jusqu’à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. A la Réunion, un décret a immédiatement remplacé l’esclavage par l’obligation pour la population de couleur de présenter un contrat de travail de long terme comme domestique ou ouvrier agricole, faute de quoi le récalcitrant serait emprisonné comme vagabond.
Les débats récents ont en outre permis de rappeler un aspect méconnu de cette histoire. En pratique, l’abolition s’est souvent accompagnée de réparations financières très substantielles au bénéfice des propriétaires d’esclaves. Un cas extrême est celui du Royaume-Uni. Sitôt après la loi de 1833, qui abolit l’esclavage dans les Antilles britanniques, à l’île Maurice et au Cap, le Parlement de Londres adopte sans coup férir une généreuse loi d’indemnisation : 20 millions de livres (soit environ 5 % du PIB britannique de l’époque, de l’ordre de 100 milliards d’euros d’aujourd’hui) seront versés par le contribuable à quelque 3 000 propriétaires d’esclaves (soit l’équivalent de plus de 30 millions d’euros chacun). Cet épisode invraisemblable a récemment donné lieu à un remarquable effort de transparence mené par une équipe de chercheurs de l’University College London (UCL), qui a mis en ligne la liste complète des 3 000 propriétaires en question, avec tous les détails sur les montants reçus, les nombres d’esclaves concernés, etc. (taper «The Legacies of British Slave Ownership» dans votre moteur de recherche). On a ainsi appris qu’un cousin de l’actuel Premier ministre devait une bonne part de sa fortune actuelle à cette indemnisation.
http://www.liberation.fr/economie/2013/05/20/esclavage-une-reparation-par-la-transparence_904277
20 mai 2013 à 19:06