« L’Amant » Mise en scène de Yoshvani Médina. Au jeu de la vérité, les dés sont pipés

— Par Roland Sabra —

Harold Pinter en octobre 2005

 Harold Pinter: «Il n’y a pas de distinctions tranchées entre ce qui est réel et ce qui est irréel, entre ce qui est vrai et ce qui est faux. Une chose n’est pas nécessairement vraie ou fausse ; elle peut être tout à la fois vraie et fausse.». C’est du théâtre dont il s’agit, seulement du théâtre et celui-ci peut s’ingénier à détourner les conventions théâtrales en l’occurrence dans « L’Amant »: un trio mari-femme-amant, une anglaise oisive et lascive qui s’encanaille avec l’amant de longs après-midi, puis prend le thé, tandis que le mari s’attarde au bureau. On part d’une situation vaudevillesque traditionnelle, et on aboutit par déstructuration au fin fond de l’enferment du couple dans les demi-vérités, les mensonges à mi-mots, les faux-semblants, la suspicion et les affres de l’implicite noyé dans les brumes de la dérision. Un couple et son infidélité en partage, comme ciment d’une fissure à creuser au détour des regards fuyants et de la vie qui s’en va ne n’avoir jamais été là. Elle a donc un amant et il le sait. Il a donc une maîtresse et elle le sait. La conversation en apparence, et tout n’est qu’apparence, est anodine mais par le jeu des réponses différées, des questions répondant à d’autres questions, par le dédoublement des répliques, la répétition insistante des mots de l’autre pour ne pas avoir à inventer les siens, tout concourt à l’évitement d’une parole vraie.

 Pour qui découvre la pièce pour la première fois, rien dans les indications de mise en scène, dans les didascalies n’oriente vers la découverte de la mystification, qui rappelons-le, chez Pinter n’a pas pour fonction la révélation mais au contraire de coller au plus intime de l’être. Le faux est la vérité de l »être. Ce que l’un offre à l’autre apparaît si fragile , si mince et si ténu qu’il faut suppléer à ce manque par la fabrique de fantasmes. Comment jouer à être ce que l’on est pas pour que l’autre aime le peu que l’on est dans l’espace infini des possibles et qui ne s’écrivent que pointe levée en pointillés? Pour ce jeu du double, ce jeu de la décomposition il faut un meneur de jeu. Dans l’Amant, Richard/Max amoureux de lui-même et de ce qu’il n’est pas se joue de Sarah. Manipulateur raffiné il excelle dans le registre du pervers à tendance sadique débordé par ce qu’il devine confusément d’homosexualité dans sa démarche.

 Max parlant de Richard «  Je me demande si on s’entendrait, tous les deux. C’est vrai, je me demande si… tu sais si on sympathiserait. »

 Et Sarah de répondre pressentant la menace de tiers exclu qu’implique la réalisation d’une telle hypothèse homosexuelle et/ou narcissique s’empresse de répondre : « Ca m’étonnerait » […] « Vous n’avez rien en commun ». (!!!) Dans le couple la menace totalitaire est omniprésente : c’est l’être tout pour l’autre, l’aimé et l’amant, la maman et de la putain versus masculin.

 Jouer du Pinter est, on l’aura compris difficile. Il faut des comédiens et des metteurs en scène sortant de l’ordinaire. La première mise en scène en français de l’Amant est celle, excusez du peu, de l’immense Claude Régy. Les autres découvreurs de Pinter furent ensuite Jorge Lavelli, Roger Planchon, Philippe Ferran etc.  Il faut d’abord, des comédiens de l’envergure des Samy Frey, Delphine Seyrig et autres « durassiens » qui possèdent de façon impériale cette distanciation flegmatique de l’école anglaise et son inquiétante impassibilité cultivée et si délicieusement raffinée.

 En Martinique Gilbert Laumord, Eric Delor plus quelques autres trop rares comme comédiens ont semble-t-il les épaules assez larges pour investir de tels rôles.

 Il faut enfin un metteur en scène rigoureux, précis, exigeant de lui-même avant de l’être des autres, un artiste du quart de ton, de la demi-mesure et non pas de la démesure. Yoshvani Médina n’est pas de cet acabit, loin s’en faut et c’est pour ça que sur d’autres registres on peut l’apprécier. Sur ce travail il a su éviter le pire, le vaudeville; mais le chemin est encore long vers le meilleur. L’épaisseur n’y est pas, le texte flotte, et la comparaison avec d’autres représentations d’un théâtre de la fragmentation, comme celle de « Fin de partie » à l’Atrium il ya quelques semaines de cela est assez cruelle. La distance est celle qui sépare un théâtre étudiant de bonne facture certes, mais un peu court, d’un théâtre de la maturité.

 

 

Roland Sabra