— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
La politique linguistique éducative doit être, en Haïti, au cœur de la refondation du système éducatif national
Faut-il maintenant, en Haïti, « réformer » ou refonder le système éducatif national ? La politique linguistique éducative doit-elle être au centre de la refondation du système éducatif national ? Ces questions majeures ont été abordées par notre article paru dans Le National le 6 septembre 2018, « La question linguistique en Haïti et la « réforme » du système éducatif national ». Plusieurs correspondants nous ayant demandé de mieux préciser notre vision, nous le faisons volontiers en tenant compte d’un article fort intéressant paru le 13 septembre 2018 dans Le National, « La réforme de l’éducation, un chantier réalisable selon Guy Étienne » qui nous vaut également aujourd’hui de revenir sur le sujet.
L’article « La réforme de l’éducation, un chantier réalisable selon Guy Étienne » consigne que « Le directeur du collège Catts Pressoir, Guy Étienne, soutient qu’il est urgent pour le ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle (MENFP) de lancer la réforme du système scolaire haïtien. D’importantes interventions dans la formation des maîtres et la modernisation du curriculum sont, selon lui, des mesures qui ne devraient plus attendre. » L’argumentaire de Guy Étienne mérite d’être bien accueilli d’autant plus que cet enseignant, chimiste et ingénieur, est connu dans le champ éducatif haïtien pour son intégrité, pour la rigueur de son enseignement ainsi que pour l’orientation résolument moderne qu’il a conférée aux enseignements dispensés au Collège Catts Pressoir.
Pour illustrer les « mesures qui ne devraient plus attendre », l’article « La réforme de l’éducation, un chantier réalisable selon Guy Étienne » précise que « Lors de son intervention à l’émission Point par Point sur Télé Pacific, Guy Étienne a indiqué que l’un des plus grands chantiers à aborder par le ministère de l’Éducation nationale est la formation des enseignants et des directeurs d’écoles. Il est non seulement indispensable que ces derniers soient bien formés, mais ils doivent participer régulièrement, croit-il, à des séminaires pour être au courant des moindres évolutions dans les domaines enseignés. »
Les « mesures qui ne devraient plus attendre », il importe de le souligner, sont de première importance mais elles ne constituent pas, loin s’en faut, un projet de « réforme » du système éducatif national. En réalité, ce sont des « mesures d’accompagnement » destinées, en raison de leur réelle faisabilité, à rénover le système actuel dont le diagnostic a été valablement effectué par maints spécialistes ces trente dernières années. Guy Étienne a raison de les suggérer tout en posant, selon sa vision, « (…) que l’un des plus grands chantiers à aborder par le ministère de l’Éducation nationale est la formation des enseignants et des directeurs d’écoles ». Il eût été davantage éclairant d’expliciter en quoi consiste « la formation des enseignants et des directeurs d’écoles »… S’agit-il de formation relevant de la pédagogie, de la didactique, de la gestion administrative ? Dans tous les cas de figure, l’entreprise de formation des enseignants et des directeurs d’école ne saurait relever des attributions du ministère de l’Éducation : celui-ci doit sanctionner administrativement la réalité de la diplomation/habilitation des enseignants formés dans des institutions nationales et/ou internationales, entre autres l’École normale supérieure, la Faculté des sciences, etc. En clair, les attributions du ministère de l’Éducation lui permettent d’encourager et d’accompagner une formation dispensée ailleurs, dans un environnement académique donné ; le ministère de l’Éducation n’a pas vocation attributive à assurer lui-même la formation des enseignants.
L’article « La réforme de l’éducation, un chantier réalisable selon Guy Étienne » a également le mérite de cibler les inquiétudes de Guy Étienne quant à l’absence de volonté politique dans la mise en œuvre du chantier éducationnel qu’il souhaite : « En dépit des contraintes budgétaires auxquelles fait face le MENFP, l’éducateur ne doute pas de la faisabilité d’un tel chantier. Ce n’est pas surtout l’argent qui fait défaut, mais la volonté politique et le savoir-faire. « Il suffit de redéfinir les priorités de l’État qui [a pris] l’habitude d’octroyer des privilèges démesurés à des fonctionnaires pendant que des écoles nationales n’ont même pas une boite de craie pour assurer les cours ».
Le chantier de réforme éducative que Guy Étienne appelle de ses vœux illustre par ailleurs le fait qu’il existe actuellement en Haïti deux écoles de pensée : celle qui prône une énième « réforme » du système éducatif national et celle –dont nous faisons le plaidoyer–, qui propose sa refondation complète sur la base des droits linguistiques compris en termes d’aménagement simultané de nos deux langues officielles, à savoir l’impératif de la formulation et la mise en œuvre de la politique linguistique éducative que le ministère de l’Éducation tarde encore à conceptualiser.
Il y a lieu de rappeler, encore une fois, que dans le secteur éducatif nous n’en sommes pas au premier « plan » ni à la première « réforme » : le pays a connu le PNEF (Plan national d’éducation et de formation, 1997) ; la SNA-EPT (Stratégie nationale d’action/Éducation pour tous, 2008) ; le GTEF (Groupe de travail sur l’éducation et la formation, 2009-2010) et le Plan opérationnel 2010-2015. Actuellement, le ministère de l’Éducation –réputé pour son lourd déficit de vision éducative et son absence de volonté politique–, planche sur un « Plan décennal d’éducation et de formation 2017-2027 ». Selon les données figurant sur le site de ce ministère, ce « Plan décennal d’éducation et de formation 2017-2027 » ne présente aucune perspective de politique linguistique éducative en Haïti (voir à ce sujet notre article « Plan décennal d’éducation et de formation » en Haïti : inquiétudes quant à l’aménagement du créole et du français dans le système éducatif national », Le National, 18 janvier 2018).
L’école de pensée selon laquelle il est possible et souhaitable de « réformer » le système éducatif national ne tient pas compte de la reproduction des causes des échecs successifs enregistrés ces trente dernières années. Ainsi, les différents « plans » et projets de « réforme », en plus de se chevaucher tout en drainant certains aspects de la réforme Bernard de 1979, se caractérisent par l’idée –qui s’est révélée illusoire–, qu’il est possible de « rénover » un système vermoulu sans véritablement prendre en compte la reproduction des déficiences systémiques de l’Éducation nationale ainsi que la configuration linguistique du système éducatif national. De plus, l’expérience l’atteste, les différents « plans » et projets de « réforme », en dehors d’une politique linguistique éducative, ont été proposés et/ou mis en œuvre en l’absence d’une réelle volonté politique de l’État.
Encore une fois, la question de fond doit être posée : faut-il aujourd’hui rénover, redresser, réformer ou refonder le système éducatif national ? En une clairvoyante communauté de vue avec nos meilleurs spécialistes de l’éducation, pareille question a été évoquée après le séisme de 2010 par l’Envoyée spéciale en Haïti de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) Michaëlle Jean. Elle avait défendu, devant la défunte Commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti (CIRH), « la refondation complète du système éducatif haïtien (…) considérée comme « une urgence », à placer « en haut de la liste des priorités » (« Haïti : l’Envoyée de l’Unesco défend une refondation du système éducatif », Centre d’actualités de l’ONU, 15 février 2011). Lors Michaëlle Jean plaidait pour la meilleure orientation qu’aurait pu prendre l’État haïtien quant à l’avenir du système éducatif national. Rien n’y fit. De 2010 à 2018, l’État haïtien s’est employé à « faire du neuf avec du vieux », poursuivant, muni d’ornières, la politique du statu quo couplée à des initiatives ponctuelles de rénovation à l’identique d’un système éducatif réputé obsolète. À contre-courant de la refondation complète du système éducatif haïtien, abonné aux annonces grandiloquentes et aux initiatives tape à l’œil, le ministère de l’Éducation nationale s’est évertué à faire du sur-place à l’aune d’annonces « tèt kale » sans lendemain.
Le chantier de réforme éducative que Guy Étienne appelle de ses vœux lorsqu’il parle de « mesures qui ne devraient plus attendre » mérite d’être compris en termes de « mesures d’accompagnement » positives pouvant préfigurer l’impératif de la refondation complète du système éducatif national. Toutefois le souhait de lancer pareil chantier nous paraît insuffisant pour répondre adéquatement aux défis actuels du système éducatif national, notamment au plan linguistique.
Alors, est-il possible sinon souhaitable aujourd’hui de rénover, de redresser ou de réformer le système éducatif dans la méconnaissance assumée, au ministère de l’Éducation nationale, de l’impératif de l’aménagement simultané du créole et du français dans la totalité du système éducatif national ? Est-il productif aujourd’hui d’intervenir dans le système éducatif national en dehors d’une politique linguistique éducative ? L’annonce d’un « Plan décennal d’éducation et de formation 2017-2027 » sur le site du ministère de l’Éducation nationale, datée daté du 15 janvier 2018, fait l’impasse sur ces deux questions essentielles et liées. Pareille impasse est en conformité avec le déficit de vision et le défaut de volonté politique en ce qui a trait à l’absence d’une politique linguistique éducative au ministère de l’Éducation nationale (voir notre article « Politique linguistique éducative en Haïti : retour sur les blocages systémiques au ministère de l’Éducation nationale », Le National, 23 novembre 2017). Car il s’agit, pour les dirigeants actuels du ministère de l’Éducation nationale, de faire croire que l’on peut… « redresser » l’École haïtienne et moderniser la gouvernance de l’obsolète et inefficace machine administrative scolaire par l’énoncé d’un énième « plan » en dehors d’une politique linguistique éducative. En cela, Pierre-Josué Agénor Cadet, enseignant de carrière et actuel ministre de l’Éducation, se situe dans la lignée de ses prédécesseurs en termes d’absence de vision innovante et de déficit de leadership quant aux enjeux majeurs, aujourd’hui, de l’éducation en Haïti. L’on est déjà loin de la déclaration d’avril 2017 et des 26 points de la feuille de route de Pierre-Josué Agénor Cadet consistant notamment à « Entreprendre des politiques d’aménagement éducatif et linguistique, en vue de parvenir à un bilinguisme créole/français équilibré, et de promouvoir le multilinguisme dans le pays » (voir notre article « Plan décennal d’éducation et de formation » en Haïti : inquiétudes quant à l’aménagement du créole et du français dans le système éducatif national » (Le National, 19 janvier 2018).
Enfin il y a lieu de rappeler qu’« une politique linguistique éducative correspond à la composante particulière d’une politique linguistique [nationale] dont le domaine d’application concerne spécifiquement l’enseignement des langues », la didactique des langues, le statut et les fonctions des langues officielles dans le système éducatif, ainsi que l’ensemble des directives administratives ciblant l’application de l’énoncé de la politique linguistique éducative (Revue des étudiants en linguistique du Québec : RELQ/QSJL, vol 1 no 2, printemps 2006). La politique linguistique éducative recouvre donc la vision linguistique et l’ensemble des moyens institutionnels mis en œuvre par l’État dans ses interventions de nature linguistique dans le champ éducatif.
Paru dans Le National le 20 septembre 2018