par Selim Lander
–En marge du mois du film documentaire qui se déroule au mois de novembre dans plusieurs lieux de l’île, le CMAC a programmé The We and the I de Michel Gondry, récompensé par le prix de la Critique internationale au dernier festival de Deauville. Ce film n’est pas lui-même un documentaire mais Gondry a lui-même souvent visité le genre, par exemple avec Une Épine dans le cœur, consacré à sa grand-mère institutrice, Suzette, dont toute la carrière s’est déroulée dans des villages cévenols. On ne dira rien de cette Épine sinon qu’elle cumule tous les défauts du mauvais film : prétentieux et ennuyeux. Donner la parole à des gens qui n’ont rien d’intéressant à dire est un pari dangereux et en l’occurrence complètement raté. On a du mal à croire que Michel Gondry soit le même auteur qui a atteint un sommet dans The We and the I, un film parfaitement maîtrisé, qui donne à penser, effraye, amuse et n’ennuie pas une minute.
L’année scolaire est terminée. Des lycéens montent dans un bus de la ville (le Bronx à New York) conduit par une dame très enveloppée. Ils en descendront au fur et à mesure que le bus s’approchera de leur domicile mais certains y resteront très longtemps : le film dure une heure trois quart et se déroule presque entièrement dans le bus. Certes des scènes se chevauchent, l’unité de temps n’est donc pas tout-à-fait respectée ; il n’empêche qu’il fait grand jour au départ et nuit noire à l’arrivée. Cette étirement de l’action est indispensable pour nous faire admettre les transformations qui vont s’opérer tout au long du voyage.
Les lycéens constituent l’essentiel de la clientèle du bus, les quelques autres passagers étant les spectateurs passifs de leurs frasques quand ils n’en sont pas les victimes involontaires. Le film commence d’ailleurs sur une scène dans laquelle Big T, un gros élève noir, l’un des personnages les plus odieux, s’en prend à une vieille femme blanche toute menue, mimant une drague grossière autant par ses gestes que ses paroles horriblement crues et vulgaires. L’argot new yorkais n’étant pas le plus facile à suivre, le spectateur français sera le plus souvent obligé de faire confiance aux sous-titres mais ceux-ci sont parfaitement éloquents. Big T qui s’éclipsera rapidement – provoquant un indéniable soulagement chez les spectateurs – n’est pas le seul à s’exprimer ainsi. Son langage est celui de la quasi-totalité des lycéens, filles comprises : on n’est clairement pas en face de rejetons des classes favorisées ! D’ailleurs il n’y a pas un seul blanc dans ce groupe, la plus pâle, et celle qui est obsédée par sa beauté, Ladychen, étant à l’évidence une métisse.
Les différences physiques constituent la première manifestation de l’inégalité entre humains, celle qui est immédiatement perceptible. Le film « joue » aussi là-dessus. Il y a les beaux – en particulier cette Ladychen déjà nommée et, du coté des garçons, Michael, un noir – des moins beaux et d’autres qui ne le sont pas du tout et qui en souffrent, comme Naomi par exemple, la copine de Ladychen, qui a honte de son corps et ne fait rien pour améliorer son physique, sauf que…, sauf que le cinéaste a préparé des pièges. Nous découvrons très tard les jambes de ces deux filles, celles de Ladychen moulées dans des collants, agrémentés de gros trous ronds, qui la rendent tout d’un coup hyper-sexy, et aussi, plus tard, celles de Naomi qui ne manque pas de devenir sexy elle aussi quand elle se déploie et se montre en mini-jupe avec des bas blancs qui montent au-dessus du genou.
On n’apprendra rien à personne en disant que le sexe est la grande affaire qui agite les humains et c’est particulièrement vrai à l’âge du lycée. On pourrait croire néanmoins que la liberté sexuelle totale dont jouissent ces grands ados américains les délivrerait de cette obsession : il n’en est rien. Au contraire, elle semble exacerber leur agressivité physique et verbale, le prologue avec Big T n’étant qu’un avant goût de ce qui va suivre. Cela étant, l’agressivité physique est bien sûr le monopole des « durs » et l’on est « dur » soit quand on a le physique de l’emploi (voir Big T), soit quand on se regroupe, partant du principe que « l’union fait la force ». L’une des scènes les plus insupportables du film est celle où l’un des garçons de la bande de Michael piétine la guitare d’un autre lycéen, pourtant calme et posé mais qui a eu le malheur de s’intéresser à la star féminine du bus (la fameuse Ladychen). Même si le musicien a un copain, ils n’envisagent pas de se défendre contre l’agresseur, sachant que la bande de ce dernier, au fond du bus, se tient prête à intervenir.
Mais les voyous n’ont pas le monopole de la violence et de la bêtise : une autre scène tout aussi affligeante nous montre tous les lycéens (ou presque), cette fois, qui se moquent d’un pauvre monsieur simplement parce qu’il a la disgrâce d’avoir la bouche déformée (et d’être blanc de surcroit) : chewing-gum en bouche, et pouffant, les jeunes font des efforts ridicules pour se tordre la bouche à l’imitation de leur victime. Vous avez dit panurgisme ?
Les humains ne sont pas tous aussi bêtes les uns que les autres. Une petite poignée résiste à la stupidité ambiante. Certes aucun ne lit un livre (ce serait trop demander !) mais il y a les deux guitaristes, plus un autre garçon qui lit un magazine avec des écouteurs dans les oreilles, plus un autre enfin qui dessine tout ce qu’il observe. Au fur et à mesure que le bus se vide, ces « sages » commencent à émerger de la confusion initiale. Et ils contribueront à ce qui apparaît a posteriori comme le sujet principal du film : la rédemption de Michael.
The We and the I, on l’a dit, n’est pas un documentaire. Michel Gondry aurait pu tourner un film complètement désespérant ; il a choisi plutôt une fiction « positive ». Non, nous dit-il, les humains ne sont pas intrinsèquement mauvais et il le démontre en se focalisant progressivement sur le personnage de Michael, lequel – rendu vulnérable, il est vrai, parce qu’il vient d’apprendre qu’il s’était fait « larguer » – finira pas accepter qu’on lui fasse la leçon et même par s’excuser à plusieurs reprises, en particulier auprès d’une fille qu’il venait d’insulter d’une manière d’autant moins admissible qu’elle venait de retrouver le lycée après plusieurs semaines de dépression.
Commencé comme une plongée dans un univers absolument sinistre (même si le langage, énorme et parfois à la limite de l’absurde, peut nous fait rire), hanté par une jeunesse littéralement odieuse, The We and the I s’achève en happy end. Alors un mélo ce film ? Chacun le verra comme il veut mais nous retiendrons surtout, pour notre part, qu’il a le mérite de mettre l’accent sur deux points importants. En premier lieu, l’échec d’un certain système (parent(s), école, média, police, justice) totalement incapable d’inculquer des comportements civils à ces malheureux jeunes gens. En second lieu, l’influence délétère du groupe. Nous donnons rarement le meilleur de nous-mêmes quand nous agissons en tant qu’individus noyés dans un groupe ou une foule, ce que le film illustre à la perfection : les seuls lycéens raisonnables dans ce bus sont ceux qui restent sur leur quant-à-soi. Vous avez dit solipsisme, n’est-ce pas ?
Au CMAC, le 9 novembre 2012.
Selim Lander