— par Janine Bailly —
Par le film Les Figures de l’ombre, du réalisateur américain Theodore Melfi, nous découvrions sur nos écrans, en mars 2017, le destin extraordinaire de ces trois femmes noires qui, engagées comme mathématiciennes à la Nasa sur le programme Apollo, durent pour s’imposer affronter et vaincre tous les préjugés du temps, racisme, machisme, sexisme… Grâce à Gerty Dambury, nous retrouvions sur scène, au mois de mai, dans la pièce La radio des bonnes nouvelles, quelques autres femmes fortes dont on n’a pas toujours, en dépit du rôle qu’elles ont pu jouer dans l’évolution de nos sociétés, gardé un souvenir assez vivace. Et ce mardi de juillet, pour la deuxième soirée que nous offrait en bord de mer le Cénacle, c’est une grande figure martiniquaise que nous apprenions à découvrir, à redécouvrir ou à mieux connaître : Paulette Nardal était donc à l’honneur, fille de l’île qui tôt sut partir, s’arracher à sa vie foyalaise, au cocon familial, à la maison de la rue Schœlcher, pour se confronter au reste du monde, en France, en Amérique aux Nations Unies alors naissantes, au Sénégal chez Senghor ami des Nardal, avant que de revenir chez elle, riche de ses expériences, se mettre au service des siens et de son pays.
La voici jetée au cœur du Paris des années vingt et trente. Avec ses sœurs, elle tient salon dans l’appartement de Clamart, hanté par les intellectuels de tout poil, artistes, penseurs, écrivains, hanté par de grands noms de la négritude, Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor, Léon-Gontran Damas, mais aussi par des exilés afro-américains fuyant le ségrégationnisme qui sévit alors de l’autre côté de l’Atlantique, Marcus Garvey n’étant pas le moindre ! Première en tant que femme noire à étudier à la Sorbonne et à écrire dans la presse française, capable aussi d’une incursion dans la vie politique comme secrétaire parlementaire, elle fonde avec l’écrivain haïtien Léo Sajou La revue du monde noir, tribune ouverte à toutes et tous, femmes et hommes noirs, quels que soient leur nationalité et leur pays d’origine. Car ayant pris conscience de l’importance de la diaspora nègre, elle a pour ambition de tisser entre tous, sans distinction d’appartenance, des liens et des réseaux. Elle nourrit le beau rêve — utopique ? — qu’un jour au-dessus de ces groupes, solidaires dans leur diversité, naîtra une démocratie noire, prélude à la démocratie universelle.
Ainsi se justifie le titre de « Mère de la négritude », qui lui fut donné en Afrique, et qu’elle aurait pu revendiquer, quand bien même les créateurs de ce concept ne signalèrent guère l’importance ni de ses idées ni du rôle qu’elle a joué dans cette nécessaire prise de conscience. La négritude, elle la pense comme « un courant social, amical, culturel, philosophique et politique ». Par sa revue bilingue, qui pour des raisons économiques ne verra paraître que six numéros, elle dit vouloir « créer entre les Noirs du monde entier, sans distinction de nationalité, un lien intellectuel et moral qui leur permette (…) de défendre plus efficacement leurs intérêts collectifs et d’illustrer leur Race ». Et son leitmotiv n’est autre que Black is beautiful : « Non, le Noir ne cherche pas à ressembler au blanc, non il n’est pas complexé par sa couleur de peau, ses traits négroïdes, ses cheveux crépus… »
Cependant cette pionnière, cette femme à l’énergie sans faille, qui veut faire entendre les voix noires autant que les voix féminines, a bien d’autres engagements. Au risque de se faire arrêter, elle vient en aide aux jeunes gens martiniquais qui, voulant partir en dissidence, rejoindront les îles anglaises puis le général De Gaulle, et pour cela leur apprend clandestinement l’anglais. À la suite de l’Ordonnance accordant en 1944 le droit de vote aux femmes, elle initie Le rassemblement Féminin, et la revue La femme dans la Cité. Infatigable, elle sillonne l’île en voiture, à la rencontre de ses semblables qu’elle incite à se rendre aux urnes pour exercer ce nouveau droit qui vient enfin de leur être donné. Ou encore, passionnée de musique, elle crée la chorale La joie de vivre, initialement dans le but de reproduire le négro-spiritual, chant d’esclaves né au XIX° siècle sur les plantations des États-Unis, ancêtre du gospel, qu’elle a découvert et aimé. Et que nous entendrons pour clore cette soirée enrichissante ! Toujours soucieuse de promouvoir les valeurs et la culture martiniquaises, c’est elle qui la première introduit le tambour et le créole à l’église, dans les cérémonies religieuses.
Mais comment faut-il comprendre vraiment cette déclaration qui est sienne, et qui dit l’appropriation faite par les hommes de ses idées ? : « Césaire et Senghor ont repris des idées que nous avons brandies, et les ont exprimées avec beaucoup plus d’étincelles, nous n’étions que des femmes ! Nous avons balisé la piste pour les hommes ». Une autre femme, Catherine Marceline, avocate et conférencière, répondant aux questions habiles de Pascale Lavenaire, journaliste et modératrice, a su malgré les colères du ciel et les bourrasques de pluie nous captiver, partager avec nous ses connaissances, nous transmettre son bel enthousiasme, elle qui milite avec l’accord de la famille pour l’entrée de Paulette Nardal au Panthéon : là cette femme au parcours de vie exceptionnel rejoindrait Aimé Césaire, comme lui célébrée et immortalisée par le truchement d’une plaque apposée dans le glorieux édifice !
Et pour appréhender mieux encore cette grande figure de l’histoire martiniquaise, sur laquelle à présent des archives sont ouvertes et des recherches faites, il serait bon de voir le film documentaire produit en 2004 par Jil Servant, au titre de Paulette Nardal, la fierté d’être une négresse.
PS : les conférences en Bord de Baie sont installées sur l’Esplanade Guédon, jusqu’au 10 juillet, offertes gratuitement à tous ceux qui le désirent. Leurs sujets variés, les intervenants choisis, le cadre où elles se déroulent en font une manifestation de qualité, un moment incontournable du festival. Ne les manquez pas ! Dommage seulement que le public, toujours assidu et nombreux, se voie parfois contraint de faire éclore une assez gênante forêt de parapluies, mais ce sont là les aléas de n’importe quel spectacle donné en plein air ! Comme Paulette Nardal, soyons téméraires, et continuons à affronter les vents contraires ! L’enjeu en vaut bien la chandelle !
Fort-de-France, le 4 juillet 2018