— Par Frantz Succab —
Sur l’avenir statutaire de la Guadeloupe la balle semble être remise au centre du débat politique, mais en catimini. Comme si la question n’avait jamais été disputée. Pourtant, qu’on la crie sur tous les toits ou qu’on la taise, elle est constitutive de l’histoire politique de la colonie. Sous-jacente en pleine guerre anti-esclavagiste, dans un contexte qui liait en un combat, similaire à leurs yeux, Haïti et Guadeloupe ; informulée mais présente dès la période post-abolitionniste quand les nègres faisaient leur entrée en politique, notamment avec Boisneuf ; option dialectiquement contraire, quoique silencieuse, lors du choix de la départementalisation.
La France savait ce qu’elle faisait ici
Parce qu’il faut se dire que même si la notion d’autonomie politique ou d’indépendance était confuse au niveau des guadeloupéens, elle ne le fut jamais pour la France. Avec la mémoire de ses guerres coloniales anciennes (dont sa première défaite en Haïti), puis des luttes anticolonialistes en Indochine, en Algérie et ailleurs en Afrique, la France savait ce qu’elle faisait ici ou, tout du moins, ce qu’elle ne voulait à aucun prix. Elle n’avait pas besoin d’anticolonialisme pour être coloniale et, parce que coloniale, elle savait qu’il fallait prévenir toute conscience nationale.
Il ne sera pas honorable pour le Guadeloupéen d’aujourd’hui, de la nouvelle ou l’ancienne génération, de minimiser l’exploit des guadeloupéens qui, dès la fin des années 1950, avec plus ou moins de force, plus ou moins radicalement, sont parvenus au fil des années à porter la question au grand jour. Dans notre présent propos, nous éludons volontiers les atermoiements, les maladresses ou les audaces irréalistes des uns et des autres, voire même leurs luttes intestines pour un quelconque leadership. Ce qui importe c’est que, dans l’ensemble, leur discours et leurs actions ont eu comme résultante l’émergence dans le pays d’un sentiment patriotique plus largement partagé, au-delà d’eux-mêmes. Si bien qu’on assiste aujourd’hui à un étrange paradoxe : la Guadeloupe compte aujourd’hui beaucoup plus de patriotes guadeloupéens que d’indépendantistes pur jus.
Beaux ou cruels souvenirs
Pour continuer à avancer sur la question de l’avenir de la Guadeloupe, faut-il se contenter des souvenirs, beaux ou cruels, des gloires passées et s’endormir dessus ? Non. Il faut plutôt porter attention à ce qui n’a pas marché et pourquoi ; sur ce qui a changé en 40 ans, sociologiquement et culturellement. Si la mouvance anticolonialiste, toutes chapelles confondues, n’a pas produit des personnalités ayant stature de femmes-hommes d’Etat, c’est que l’action qui pouvait en féconder a piétiné au seuil d’une vraie offre politique à caractère étatique. Ils n’ont pas vu le jour, ou pas survécu, pour n’avoir rien eu à incarner. Très prometteur dans les années 70-80, sous la forme d’un mouvement de masse multiforme, habité par des idées novatrices, ce courant s’en est tenu à la revendication minimaliste qu’on pourrait résumer ainsi : moins d’exploitation capitaliste et moins de colonialisme.
Pendant ce temps, à cause du déclin de l’appareil de production, sa base sociale fortement ouvrière et paysanne se déplaçait vers les classes moyennes du secteur public et ses idéaux, attractifs en particulier pour la jeunesse, vers une population vieillissante (en tout cas pour les natifs d’ici). Tout s’est passé comme si s’installait le tragique confort de rester colonie pour mieux rester indépendantiste, avec en moins la prise de risque d’exercer l’indépendance pour de vrai. Ne serait-ce que, d’ores et déjà, à travers des actions expérimentales menées jusqu’au bout et préfigurant aux yeux de tous un dessein national.
Un cœur à prendre
Le mouvement anticolonialiste lui-même reflète ces mutations. Des dirigeants politiques vieillissants; de rares élus vite broyés par le mécanisme politicien-clientéliste ; de nouvelles générations moins politisées, comprenant beaucoup d’activistes syndicaux et associatifs, formés à illustrer les conséquences de la situation coloniale plutôt qu’à s’attaquer aux causes; un pléthore d’agitateurs et propagandistes amenant peu à peu à perdre le sens du pays au profit d’égoïsmes corporatistes, d’esprits de chapelle ou de chauvinismes micro-locaux; l’abandon progressif du champ de l’étude, de la recherche pour l’élaboration théorique, en laissant même par endroits jeter l’opprobre sur la fonction même d’intellectuel. De tout cela a découlé la défaite de la pensée et une vie publique qui, à force de s’en passer, se débat dans les pièges de l’immédiateté. Le dernier politicien venu, dans la moindre stratégie d’accès à la notoriété, peut ramasser çà et là un rameau mort de nationalisme guadeloupéen pour orner sa communication électorale, parce que l’opinion publique patriotique est devenue à ses yeux un « marché » vacant, un cœur à prendre.
C’est pourtant cette « opinion patriotique » qui constitue la clé de construction du Pays pensé et rêvé, c’est-à-dire, d’une Guadeloupe qui forcément n’existe pas encore pleinement. Une Guadeloupe encore à faire, pourvu qu’elle ne soit plus confinée de force dans de multiples chapelles, beaucoup plus étroites que les possibilités offertes par la ressource humaine guadeloupéenne en termes de perspectives pour l’imagination, la créativité, l’ingéniosité, l’audace et la patience de poser jusqu’au bout des solutions alternatives.
La Bonne Nouvelle…
En pleine situation où les crises s’accumulent, résultant toutes de l’imprévoyance des pouvoirs (ou de nous-mêmes, citoyens), c’est bon de recevoir les signes d’un possible sursaut guadeloupéen. Lorsque la recherche exacerbée du Profit se fait au détriment de la santé et de la vie de l’homme; lorsque l’enrichissement du plus petit nombre se fonde de plus en plus ouvertement et sans scrupule sur la paupérisation aussi bien matérielle que spirituelle du plus grand nombre; lorsque, par une forme de stérilisation contre elle-même, la famille guadeloupéenne devient reléguée en pourvoyeuse pour les autres de l’énergie de sa jeunesse…Entendre venir de plus de 30 collectifs citoyens, syndicats, associations, groupes et partis politiques cet appel unanime « ANNOU SANBLÉ POU NOU FÈ FÒS… pour défendre notre droit à la vie, » cela sonne, en effet, comme une bonne nouvelle.
C’est l’annonce d’un combat politique majeur, qu’il conviendrait de penser comme inédit, puisqu’il touche à la vie même : notre vie à chacun en tant que personne humaine, notre vie commune de peuple guadeloupéen. Un combat qui ne s’entame pas si ce n’est pour gagner. Il faudra bien s’en remettre à notre capacité de tirer leçon de l’expérience : nous savons déjà qu’une forme de liyannaj, pris dans le sens d’une addition infinie de groupes hétéroclites peut donner l’illusion de la force par le nombre, mais vite devenir un géant aux pieds d’argile sans construction d’un sens commun, vers des objectifs partagés, à travers un projet, un plan et des programmes. Sans cela, dès lors que dans un tel mouvement, par nature multifonctions, les voies et moyens deviennent multiples et que les intérêts individuels (Ex : les luttes internes pour le leadership médiatique) s’entrechoquent, les paroles deviennent discordantes ; et cacophonique le discours porté par un état-major réduit, dont les troupes se sont diluées à la longue.
Faut-il toujours croire qu’en partant de l’addition de collectifs on arrive mécaniquement au sentiment collectif ? N’est-ce pas plutôt en partant des engagements individuels, des savoirs, des talents et de l’utilité de chacun pour cette Guadeloupe à faire ? Ne s’agit-il pas d’unir les guadeloupéens au-delà des structures existantes, de les relier dans de nouveaux rapports, de leur redonner le sens du bien commun face à un système qui divise, isole, exclut et instaure la règle du chacun-pour-sa-gueule ? La question mérite d’être posée… Granbonnè !
Frantz SUCCAB