— Par Ali Babar Kenjah —
Ce ne fut pas seulement un coup de tonnerre, mais un coup de maître. Le tonnerre est toujours précédé de l’éclair qui illumine les ténèbres. Ensuite vient le son. « Faites du bruit » invitent les MC pour réveiller l’assistance. Un coup de tonnerre donc… Secouée dans sa léthargie paresseuse, la société martiniquaise n’a pu ignorer le coup d’éclat mené par une centaine de jeunes martiniquais-e-s et des militants du mouvement panafricain. Les commentaires qui continuent de fuser de toutes parts attestent que les buts poursuivis ont été atteints : créer un rapport de force qui ira crescendo ; marquer les esprits et obliger chacun à choisir son camp ; annoncer le début d’une nouvelle ère dans notre rapport au système colonial : la fin de l’hypocrisie quant à la complicité coloniale objective d’une partie de la population martiniquaise et le début d’une contestation radicale de la pwofitasyon de quatre siècles. Dans les propos qui s’échangent sur les réseaux sociaux, beaucoup d’interrogations sont posées qui préludent à une intense période d’explication et de confrontations de point de vue. Ce texte est une contribution liminaire au débat.
Quelles ont été mes motivations pour répondre à l’appel de Kémi Séba ?: Après sept ans passés dans la métropole coloniale, j’ai retrouvé mon pays et mon peuple dans un tel état de délabrement, d’abandon et de pourriture (et les sargasses n’y sont pour rien) qu’un seul point semble faire consensus : « nous ne pourrons jamais tomber plus bas ». Hélas, chaque mois voit débarquer un contingent supplémentaire de « pieds-noirs », les prochains maîtres de l’île ; chaque semaine amène son nouveau scandale de corruption des élites ; chaque jour augmente la détresse des plus humbles face à la vacabonagerie des transports publics, face à l’exil forcé de la jeunesse, face à l’indigence politique de ceux qui sont en charge du pays, uniquement concernés de savoir qui sera le chef ! Mon constat est sans appel : NOUS SOMMES CONFRONTÉS À UNE DOUBLE TENTATIVE DE GÉNOCIDE, MENÉE SOUS L’ÉGIDE DE L’ETAT FRANÇAIS :
1) GÉNOCIDE PAR EMPOISONNEMENT (chlordécone & Co) ;
2) GÉNOCIDE PAR SUBSTITUTION (cf A. Césaire). Devant l’éffarante constatation que PERSONNE ne défend les Martiniquais face à ces menées démoniaques, j’affirme que chacun dans ce pays est placé en ÉTAT DE LÉGITIME DÉFENSE. Que chacun prenne ses responsabilités, pour ma part je n’ai aucune intention de rester les bras croisés à regarder détruire mon peuple et mon pays…
Mais le panafricanisme est une option minoritaire dans le pays ?: Certes. Au même titre que ce pays est dominé par des minorités européennes (métropolitaine et créole), minorités ultra minoritaires. Au même titre que ceux qui se targue de « gérer » le pays ne sont élus qu’avec moins de 40 % du corps électoral… Nul besoin d’être majoritaire ou particulièrement nombreux pour s’opposer à cette double tentative de génocide. C’est un choix personnel et individuel d’auto-détermination face à une agression d’État soutenue par la complicité d’une partie de la population. L’analyse décoloniale que pose les panafricanistes sur la société martiniquaise souligne la permanence de l’imaginaire de la plantation dans les esprits autochtones. La complicité coloniale qui motive une partie des Martiniquais à mépriser l’Afrique, remonte à la plantation esclavagiste. Hier comme aujourd’hui tous les nègres n’ont pas les mêmes intérêts. Tous n’ont pas la même stratégie. La complicité coloniale à la Martinique s’organise autour de trois groupes distincts :
1) Les géreurs : opportunistes « évolués » (comme on disait naguère) qui exhibent leur mimétisme occidental et leur pensée technocratique dans la compétition pour les fonctions de représentation auxquelles sont attachées les rentes coloniales, pécuniaires et symboliques. Ils « gèrent » profitablement l’interface entre l’État colonial et le peuple. Ce sont nos « élites » sans distinction de genre ni d’espèce…
2) Les profiteurs : ce sont ceux qui connaissent l’Histoire, qui sont conscients de la déliquescence du pays, qui ont la capacité d’analyser la situation internationale et les moyens de soutenir la lutte, mais qui font le choix de fermer les yeux, refusant de s’associer à « ces gens-là » (en parlant du peuple dont ils font eux-mêmes partie). Qui font le choix de faire comme si de rien n’était, de « fonctionner », de toucher leur chèque et leur prime de vie chère à la fin du mois. Ce sont les touloulous du bal masqué…
3) Les loosers : endormis dans leur rêve de blanchitude (F. Fanon) qui croient sincèrement dans la « France », qui croient sincèrement dans la devise de la « République » et qu’ils sont des Français à part entière… Ils n’aiment pas les Haïtiens, ni les Sainte-Luciens, mais apprécient les mulâtresses de St Domingue. Il y en a parmi eux qui baisent le pied des Blancs pour ce statut subalterne qu’on leur a réservé dans les ghettos de Sarcelles… Ceux-là, les meilleurs d’entre-eux, finiront dans des camps comme les Harkis, comme les tirailleurs sénégalais de Thiaroye !
Avez-vous besoin d’un « gourou étranger » (sic) pour vous exprimer ?: Cela fait trente-cinq ans que je me suis converti au Mouvement Rastafari et que, césairiste, je plaide que les élites coloniales ont défini le peuple par son africanité et sa négritude. Je ne suis pas responsable du mépris et de la violence qu’on a opposé aux rastas. Je ne suis pas responsable de l’ignorance crasse de nos élites quant à la réalité de ce qu’est le panafricanisme. Car, tandis que les « sachants » bégaient leur ignorance, la livity Rastafari imprégnait la jeunesse de ses valeurs et de sa culture Qu’il me suffise de répéter que le panafricanisme est la seule idéologie politique forgée dans la Caraïbe. Et que c’était une réponse à l’oppression coloniale. Toutes les autres idéologies (libéralisme ou conservatisme, nationalisme, marxisme, écologie, catholicisme, adventisme etc.) sont des importations occidentales ! Le panafricanisme s’oppose à l’État-nation imposé par le colonisateur (et donc au nationalisme, eh oui !). Pour les militants panafricains, le pays d’origine de leurs camarades de lutte est un pur détail ; l’entraide et la solidarité, par delà les frontières, est plus qu’une obligation : une seconde nature. Quand Fanon va à Accra rencontrer Nkrumah pour organiser l’approvisionnement de la résistance algérienne, personne ne lui demande pourquoi un Martiniquais donne sa vie pour un pays autre que sa patrie de naissance. Césaire est considéré comme un Père par tous les Africains que j’ai rencontré… La Martinique joue un rôle fondamental au sein de la colonialité française, dont la françafrique n’est qu’une déclinaison. Les békés sont aussi présents en Afrique. Kémi Seba a fait honneur à son engagement pour la libération de notre Terre-Mère Afrique. C’est un magnifique stratège pour la cause que je défends et je le félicite pour l’opération menée en territoire béké. Kémi sait que la charge du combat repose sur nos épaules, ici-dans, et il a pris la juste mesure de la faillite du leadership martiniquais. En lançant cette action, il savait que seule sa répétition nous ménera à la victoire et que, la condition exigée pour tenir dans le temps, c’est l’émergence -au sein de la jeunesse radicalisée- de leaders capables de mobiliser tous ceux qui refusent de cautionner la merde coloniale qu’on nous impose. Dépassées, ringardisées, renvoyées à leur inaction complice, les élites locales (notamment nationalistes) s’insurgent, hoquettent d’indignation, se répandent, as usual, en sarcasmes, mépris et insultes. Et bien, TOUFFEZ !!!
Et maintenant ? Et maintenant un espoir grandiose s’est levé pour l’avenir de ce pays. Pour la première fois depuis Chalvet des Martiniquais ont fait face à la puissance coloniale des békés. Ils étaient, pour la plupart, issus de la jeunesse. Cette jeunesse qu’on trompe, qu’on abuse, qu’on exploite, qu’on exile, qu’on accuse de tous les maux qu’elle n’a pas créés, qu’on méprise, qu’on insulte. Qu’on se le dise : la véritable conscience communautaire qui a été répudiée par nos élites s’est manifestée au sein d’une fraction radicalisée de notre jeunesse. C’est une excellente nouvelle, n’en déplaise aux tartuffes de la compagnie créole et aux frileux de la cause martiniquaise. De nombreux obstacles se dressent devant elle. Notamment le retour des ego à la direction du mouvement, les magouilles politiciennes (déjà) pour écarter les Éthiopiens, sans parler des petits cancans sur les couleurs du drapeau, la taille du tambour et les passifs de chacun… La tâche ne sera pas aisée et la violence coloniale n’attend que son heure. Mais tous ceux qui étaient présents à Génipa savent que nous n’avons plus le choix. Que l’ennemi nous a imposé un combat définitif. Et que nous devrons susciter le front unitaire le plus large possible pour espérer vaincre le système colonial qui sévit encore ici. Car c’est à un système que nous nous attaquons, non à des individualités. Nos analyses sont sytémiques et politiques, non morales ou victimaires. Je n’ai pas de haine pour Bernard en tant que personne, c’est le relai colonial que je vise.
Pour ma part, je ne m’arrêterai que lorsque l’État français aura reconnu ses responsabilités dans les crimes contre l’humanité qu’il a commis dans ce pays. « Reconnaître ses responsabilités », c’est-à-dire RÉPARER. Réparer c’est, pour moi, très concrètement, verser à la Martinique l’indemnité décoloniale au même titre qu’il (l’État français) a accordé aux esclavagistes une « indemnité coloniale ». Que l’État français nous verse la même somme (actualisée) et selon le même principe qui a permis aux békés de perpétuer leur domination : c’est-à-dire en créant une banque de développement dirigée par ceux qui sont concernés par l’indemnité, les délégués du peuple martyr. C’est un principe non négociable de justice sociale. Ce n’est qu’à partir de cette force économique que nous pourrons liquider les scories de l’Histoire : récupérer le foncier pour un développement endogène, financer les outils d’une réelle autonomie, le programme de Rapatriement pour les Volontaires au Retour en Afrique, la réhabilitation de la terre martiniquaise souillée par la cupidité coloniale etc.
Je le répète, mon but n’est pas l’indépendance, seul le peuple peut en décider. Placé en état de légitime défense par l’insignifiance de nos élus, mon but est de m’opposer au double génocide en cours, double génocide organisé par l’État colonial avec la complicité d’une partie des Martiniquais. Les Réparations décoloniales ne préjugent en rien du statut décidé par la majorité de la population. La situation africaine nous a appris que le Système se joue de l’indépendance acquise dans le cadre de l’État-nation qu’il nous a imposé. Je respecte que chacun se détermine en son âme et conscience. Mais nul ne me fera consentir à la réalité satanique qu’on tente de m’imposer et d’imposer aux miens.
Le 25 mai est mondialement consacré à la libération africaine. Cette date est commémorée à la Martinique depuis plus de 20 ans par l’Ethiopian World Federation Inc., et c’est la première fois que je l’ai vécue non comme un rappel de l’Histoire mais comme un appel à la vie. Un appel à écrire l’Histoire. Oui, j’étais à Génipa en ce jour de l’African Liberation Day 2018 et j’en garderai le souvenir et la fierté jusqu’à mes derniers jours. MATNIK DOUBOUT !!! GET UP, STAND UP FOR YOUR RIGHTS !!!
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