— Par Yves PASTEL, Ethnologue, poète, auteur-compositeur —
Par sa portée symbolique, la posture fait la différence !
Poser un geste mémoriel autour de crimes contre l’humanité tels que l’esclavage et la traite négrière exige hauteur, profondeur et solennité. C’est la marque d’un indispensable respect pour soi-même et pour la mémoire des disparus que nous honorons. Il y a là toute la force d’un symbole consacrant l’unanimité d’un acte de conscience collectivement assumé.
À titre d’exemple, quand vient l’heure de commémorer la rafle du Vel’d‘Hiv’, les juifs ne dansent pas. Ils s’enveloppent dans un lourd manteau d’affliction ; ils se tiennent raides ils égrènent un à un, dans une litanie interminable, le nom des ancêtres déportés et gazés. Non, le juif ne danse pas dans ces moments-là. Il marque un lourd et profond silence ; il laisse planer l’aigle noir du souvenir sur la mémoire des disparus.
Et la France, et son président le premier, se tait, s’arrête, marque le pas, respecte, compatit ; Entre en profonde contrition. Pas un rire inconvenant, pas un semblant de liesse. Le ciel est lugubre, et les visages scellés dans le marbre du recueillement !
Ne sont-ils pas respectueux, respectables et respectés ?
Les juifs ne dansent pas au souvenir de leurs frères massacrés, non ! Ils se recueillent, s’abîment dans la contrition, portent la force d’un deuil rude qui saura les rendre plus soudés pour vivre et survivre dignes ! Comme ils ont raison !
Comparaison n’est pas raison dit-on, mais tirons quelques leçons.
Nous autres, descendants de nos ancêtres victimes de l’esclavage, qu’en est-il de notre posture à l’heure de faire mémoire ? Une imposture souvent, une irrespectueuse simagrée, et ce n’est pas là une caricaturale vue de l’esprit. À bien des égards, nous ne prenons pas tous la mesure du geste, spécialement en territoire hexagonal, mais pas seulement. Les noirs voulant honorer leurs ancêtres déportés et réduit à l’esclavage, eux, toujours sommés de séduire, coupables d’être fils de vaincus, donnent des gages de loyauté. Ils dansent autour des stèles, comme sous le fouet, sous le regard d’acier des maîtres d’aujourd’hui, ils piétinent la mémoire des ancêtres ; Ils dament la terre des tombes, dansent et grimacent. Ils tressaillent à l’énoncé des oraisons funèbres, ils s’excusent d’être descendant d’Africains. Ils sont tant préoccupés à ne pas disconvenir à la convenance, si pétris de reconnaissance devant la bienveillance des Magistrats communaux et autres députés. Car disent-ils, « Ils nous ont quand même permis de commémorer un peu ! ».
Et dans la foule, un afro descendant, un docte s’avance, investi et reconnaissant, il porte la parole du peuple de la honte. Il monte au micro le docte, l’assermenté, l’« autorisé ». Il développe les chroniques consensuelles, raconte l’histoire convenable ; il fustige même chez les siens (nous autres) toutes velléités d’indignation. Il préside sous tutelle, gouverne le souvenir, et conclue transi, « vive la République, vive la France » !
L’instant culminant de l’indignité
Et pensez-vous que c’est fini ? Auriez-vous oublié le meilleur (ou le pire) de l’instant ? Et bien non, Messieurs Dames ! « Pour conclure cette cérémonie mémorielle, nous allons danser, oui, au bal de la convivialité. Il faut maintenant détendre l’at-mos-phère » ! Monsieur le représentant des noirs exige que les noirs se trémoussent sur les ossuaires, danser sur nos airs exotiques le verre de rhum à la main, en costume d’antan, Madras s’il vous plaît, comme aux temps du grand piétinement. En signe d’allégeance à la nation qui permet de pleurer un peu officiellement. À la nation qui a piétiné nos pères et nous tient toujours en laisse. Piteux, et pitoyable. Voilà pourquoi on nous méprise.
Que nous nous comprenions, bien ! Ce n’est pas de danser qui est blessant et déplacé. La danse a une haute dimension sacrificielle, nous le savons bien, elle est une modalité fondamentale constitutive même de notre discours existentiel africain. Danser la résistance, danser pour convoquer à l’hommage les esprits de nos ancêtres, danser pour unir dans la dimension mystique la communauté de nos morts et de nous autres vivants, cela est au cœur même des traditions cultuelles léguées par nos ancêtres. La danse nous a sauvés de l’extrême folie, de l’oubli définitif de nous-mêmes, elle est notre nation en exil, notre ultime bastion. Mais quelle danse ? Celle qui nous abaisse ou celle qui nous élève ? Celle qui nous a restitués à nous-mêmes, ou celle qui manifeste notre perpétuelle servitude ?
Non, à l’heure d’évoquer le drame de l’arrachement, de la déportation, du long calvaire de la servitude de nos ancêtres ; à l’heure de recueillir le legs de leurs luttes héroïques et perpétuelles pour la liberté, il ne s’agira jamais de « détendre l’atmosphère » mais au contraire d’amener jusqu’à son paroxysme l’élévation de notre chant mémoriel : Notre danse, nos tambours, nos chants cérémoniels, nos exhortations poétiques, nos évocations historiques faisant rappel des temps maudits, les récits de la bravoure résistante de nos ancêtres, doivent être mémoriaux.
Alors, frères de mêmes sorts, c’est à notre honneur que je m’adresse, mon courroux est pour notre sursaut. Je vous exhorte au nom de nos ancêtres : C’est vertical que nous devons rendre un digne hommage à la mémoire de nos pères.
Car, c’est bravant les chiens dépeceurs qu’ils nous ont racheté notre liberté d’aujourd’hui. C’est sous un régime de terreur qu’ils ont fomenté les grandes luttes qui ont brisé nos chaînes ; C’est en perdant leurs vies, qu’ils nous ont restituée, réparée notre dignité.
Souvenons-nous donc !
Non, non, non, rien ne nous fut donné par une quelconque abolition généreuse, car la liberté et le respect ne s’offrent pas : ils s’arrachent au prix du sang. Et c’est ce qu’on fait nos ancêtres sous le joug des maîtres, ils ont brisé leurs chaînes et ceux de nous autres leurs descendants. Non, ce n’est point d’un élan soudain d’humanisme, ni même de compassion que les maîtres esclavagistes ont renoncé aux avantages de l’esclavage. C’est, terrifiée par l’embrassement des plantations ; c’est, pétrifiée par l’ébranlement du système sous les coups portés par les armées de nos ancêtres rebelles, que la république oublieuse du triste sort des noirs enchaînés à du renoncer à ce maintien en servitude de million d’hommes noirs.
Aux uns leur serment du jeu de paume, à nous notre serment du bois caïman.
Souvenons-nous à jamais de la cérémonie du bois Caïman, cette célébration de la puissante détermination d’un groupe de résistants, les combattants mawons, ayant décidé de tout mettre en œuvre pour éradiquer l’esclavage de Saint-Domingue, notre Haïti ! Souvenons-nous d’eux, et parmi eux de Boukman, de Biassou, de Janot, de Cécile Fatiman ! Souvenons-nous de l’exhortation fondatrice de Boukman, entendons cette clameur portée par son serment irrévocable : la liberté ou la mort. An 1802, souvenons-nous de Toussaint Louverture, stratège de cette guerre de libération et de la terrible défaite infligée à la fine fleur de l’armée de Napoléon, dirigée par son beau-frère lui-même, le général Charles Victoire Emmanuel Leclerc, et qui a abouti à la naissance de la première nation noire indépendante. Ce brasier libérateur haïtien a ravivé l’ardeur des soulèvements antiesclavagistes dans toute la Caraïbe, jusqu’à la Martinique, jusqu’à la Guadeloupe et la mémorable épopée du colonel Delgrès et de ses 200 compagnons qui se sont sacrifiés au Fort Matouba.
Solennité et verticalité.
Aujourd’hui, ce n’est pas « l’abolition de l’esclavage » que nous évoquons, ce n’est pas une largesse de l’État esclavagiste français que nous convoquons, non. C’est le couronnement de nos luttes antiesclavagistes nourries de la bravoure de nos pères et de leurs généraux, les guerriers mawons, nos seuls héros d’aujourd’hui. Au fondement même de nos gestes mémoriels, brisons nos liens de servitudes. Rapatrions nos héroïsmes.
Quittons nos masques de honte, quittons nos masques de peur,
Soyons dignes, soyons fiers, soyons grands, soyons à la mesure
De l’immense sacrifice dont nous recevons l’héritage.
Yves PASTEL, Ethnologue, poète, auteur-compositeur.