— Par Roland Tell —
Quels problèmes sont posés à l’éducation moderne par le changement de statut de l’enfant ? Certes, il y a une promotion sociale manifeste de celui-ci, ce qui suscite bien des difficultés à la famille et à l’école. En effet, le paysage culturel de la société moderne s’est profondément modifié, donc aussi, par contre-coup, l’image même de l’enfant, telle que portée par la nouvelle culture.
Il convient de distinguer deux sortes de civilisation :
– il y a encore des civilisations, dans lesquelles la tâche de prise en charge éducative est prise en compte par la communauté. Ces sociétés sont des sociétés très cohérentes et organiques. On ne sent pas le besoin d’une initiation de l’enfant, donnée par une institution. Il est évident que le jour, où l’on voudra installer des écoles dans de telles civilisations, celles-ci vont se greffer sur un corps social, qui ne l’avait pas souhaité auparavant. Le problème sera de confronter deux civilisations. Par exemple, dans les territoires occupés militairement, ou dans certains pays en voie de développement, il s’agit d’accorder deux systèmes culturels ( système communautaire, avec valeurs traditionnelles – système de l’école -).
– il y a des civilisations, où il y a toujours eu école, c’est-à-dire la nécessité, qu’a éprouvée une civilisation de secréter un mode systématique de formation des enfants. Cela implique un certain nombre de valeurs. D’où une culture systématique, réglée par ceux qui en ont la charge. L’école ne sera jamais ici un greffon, mais un des aspects de sa manifestation. Une fois cela admis, il y a un rapport de complémentation avec la communauté et la famille. Dans ces civilisations, il y a partage des tâches (complémentarité..). Ainsi, il y a un sentiment de rationalité ; plus exactement, cela implique que certaines vérités doivent être distribuées sous certaines formes ! Cela ne veut pas dire que ce rapport de complémentarité est toujours stable. Cela n’exclut pas l’idée de crise !
Pourquoi y-a-t-il des crises ?
… dans les sociétés primitives, ou dans les territoires occupés, sous tutelle militaire, où la communauté prend à sa charge la formation, il n’y a jamais de crise, parce que ces sociétés fonctionnent comme des « machines froides » : elles fonctionnent selon l’inertie du mouvement, mais ne manifestent pas de phénomènes d’entropie.
Il y a aussi des sociétés, qui, tout en n’étant pas des sociétés closes, ne connaissent pas de crises. Cela dépend de la « nature des vérités ». Il y a avant tout l’idée de « vérité révélée » ( écoles d’obédience religieuse ). « Que d’hommes entre Dieu et moi ! », dira Rousseau. Ici, se manifeste la loi du tout ou rien ! Mais la Renaissance introduira le réformisme… Le deuxième type de vérité, c’est la vérité rationnelle, où il s’agit de comprendre (école grecque). A cet égard, encore, la Renaissance introduit une révolution capitale, à la fois à l’égard de la vérité de foi, et à l’égard de la vérité de raison. ( aléthéa : vérité en grec : sortir de l’oubli – enlever le voile..). La vérité de raison est connue par reconnaissance. Elle se contemple, et se retrouve intellectuellement, mais ne se construit pas !
Ce qui va changer avec la Renaissance, c’est la possibilité de généraliser l’opération mathématique. Si on lit Descartes, Spinoza, la définition mathématique devient définition réelle, parce qu’on énonce la causalité. Cela permettra de généraliser, d’ailleurs, et permettra encore la naissance de la physique mathématique.
Par ailleurs, persiste l’idée chrétienne de la dignité de la personne. Le 18ème siècle la reprendra sur un plan laïque, rationnel. Mais il y a, dans la Renaissance, des idées antiques ( la vertu et le bonheur ne sont pas inconciliables..) Le « summum bonum » dit qu’il faut mieux changer ses désirs que l’ordre du monde ! La Renaissance va être naturaliste (agir sur la nature, et la transformer pour son bonheur.). Cela est très visible chez Descartes. L’idée de changer l’ordre du monde est une idée de la Renaissance : on n’hésite plus à porter atteinte à l’ordre de la nation ! Dès lors, l’école va refléter, manifester ces crises, pour trois raisons :
– raison naturelle : il paraît naturel à l’école, qu’il y ait un certain décalage de l’école par rapport à la société.
– l’école est une institution.
– l’école va être le véhicule idéologique principal ( idéologie de la classe dominante, notamment).
Jusqu’à une date récente, il y a eu un rapport assez harmonieux entre la société et l’école. L’enfant était essentiellement partagé entre deux milieux, le milieu familial et le milieu scolaire.., le milieu social n’agissant qu’indirectement par l’intermédiaire de la famille et de l’école. Il y avait un rapport assez étroit de complémentation entre l’école et la famille. C’était un rapport paisible, mais non un rapport de collaboration ! Il y avait, certes, quelque chose de commun, une sorte de « modus vivendi », mais il y avait aussi l’idée, l’image, qu’on se donnait de l’enfant, être mineur, qu’il s’agissait de former. D’où une certaine vigilance à lui éviter des déviations, à chercher à lui donner une certaine grammaire du comportement. Selon des règles autoritaires, on demandait à l’école de donner la connaissance, et la pratique de la formation intellectuelle. En ce qui concerne les valeurs, on demande à l’école de soutenir les valeurs familiales. Si on imagine l’enfant dans une telle perspective, on s’aperçoit que son comportement est typique de cette situation. Essayons de le décrire. Le temps du loisir est le temps de la récréation. Le jeu a besoin de la permission. Quand on regarde ce que fait l’enfant dans les occasions dérobées, qui introduisent déjà l’esprit de la délinquance, il y a ambiguïté. Il y a d’adord des activités, qui font dans le jeu, selon le sens de l’adulte. L’imaginaire joue un grand rôle. Il projette dans le jeu ce qui est interdit ( activité d’imitation, ou d’identification). Le jeu de la poupée voit la fille se substituer à la mère. On joue à être grand ! Il y a valorisation du modèle adulte.
Il y avait, de plus, des activités de violation, de transgression : dire des gros mots, parler de sexualité. L’enfant essaie de créer ses réseaux de communication ( en classe, par exemple, transmission de billets..). Cela ne veut pas dire que les classes sociales n’interviennent pas ! L’enfant est considéré alors comme un être mineur. Le jeu est un intermède. Le groupe se dissocie, quand le jeu cesse. Il n’y a pas alors de statut social de l’enfant, et la société s’y intéresse peu. L’enfant a besoin des mécanismes de base ( valeurs éducatives et valeurs morales ).
L’enfant d’aujourd’hui s’est émancipé, se soustrayant à l’autorité de la famille et de l’école. Il appartient à un groupe (peer group). L’enfant a son réseau de communication : il a sa presse, ses chaines « télé », ses livres, ses films, il peut téléphoner. Il a trouvé son statut social ! L’enfant n’a plus du tout ces conduites d’anticipation. Les rapports filles-garçons, par exemple, sont devenus fréquents, simples. Cela vient aussi du fait que la société s’est intéressé à l’enfant. A partir du moment, où on a laissé se constituer le « peer group », elle le conditionne, certes, mais elle le reconnait. Finalement, le modèle adulte n’est pas tellement reconnu ( exemple : choix des vêtements). Il arrive même que l’enfant constitue le modèle. C’est le cas de la mère, qui demande à sa fille ce qu’elle portera, en fait de mode !
Comment l’enfant a-t-il reçu son statut social ? L’enfant n’a plus le complexe de la délinquance (cas du vol de voiture,vol de jouissance ). Distinguons trois phénomènes très différents :
– d’abord, il y a le relâchement de la famille sur l’enfant ( phénomène de civilisation).
– ensuite, l’action sociale s’exerce, d’une part, de manière diffuse, par imprégnation : l’enfant devient un être social, parce qu’il est plongé dans le milieu, d’autre part, de manière concertée.
Considérons, en premier lieu, l’action diffuse de la société. Quel est cet univers nouveau, où vit l’enfant ? C’est un milieu urbain de machines – milieu transformé et travaillé. Les formes y sont de plus en plus élaborées. L’enfant vit dans un univers, où disparait la nature – univers de signes et de symboles. Enfin, il s’agit d’un univers de réseaux de communications, de plus en plus denses ( véhicules, messages). Ce sont les trois caractéristiques essentielles de l’univers, où vit l’enfant d’aujourd’hui. Qu’en résulte-t-il sur le plan de l’information et de la formation ?
C’est une banalité de dire que l’information est surabondante. Le paysage social lui fournit un grand nombre d’informations. Les moyens de communication de masse, aussi bien que les figures du paysage, lui apprennent des choses nouvelles, présentées d’une manière superficielle. Par exemple, l’enfant va être amené à confondre le savoir-faire et le savoir. Il va presque prendre la définition bergsonnienne de la connaissance (percevoir, c’est agir !). Celui qui sait, c’est celui qui sait faire. Et ce savoir-faire donne un droit (cas de la conduite de voiture). En même temps, l’enfant va confondre les genres de connaissances. A la télévision, par exemple, les frontières s’estompent entre le réel et l’imaginaire. L’enfant apprend beaucoup, mais confusément. D’où confusion des valeurs. Ses connaissances sont introduites dans le plus grand désordre. L’enfant apprend par accumulation : il a des lumières de tout, il ne sait rien absolument.
A l’école, la méthode cartésienne n’est plus possible. Il va donc falloir introduire une pédagogie de l’erreur : la vérité devient une erreur corrigée. Cela suppose une révision totale de l’ordre des disciplines ! Sur le plan de la formation intellectuelle, il convient de distinguer trois points :
– d’abord, un phénomène ambigu, ambivalent, c’est le fait que l’enfant vit dans un univers symbolique. Le milieu urbain conditionne, certes, mais ce conditionnement est précédé par la lecture de symboles, par l’interprétation de schémas. Le milieu, même à Fort-de-France, est de plus en plus rationalisé.
– ensuite, c’est le phénomène de la perception des formes : le travail n’est plus dans la rue, il est dissimulé. La rue est devenue le lieu du spectacle (regarder, ou dépenser). C’est le monde du regard, non de l’acte. Nous sommes de plus en plus voyeurs (terrasses de café).
– l’appréhension se fait de plus en plus globalement (appréhension syncrétique). Tout doit être saisi d’un coup d’oeil ! (univers de signes – univers d’images ).
Enfin, il y a une formation morale : dans la société industrielle, le travail s’est retiré de la rue, il ne se voit pas. La rue, c’est la balade ! Sur son passage, l’enfant y reçoit des messages. Certes, on y travaille (manoeuvre – circulation- communication). Le café, le restaurant, sont devenus des lieux, où l’on traite des affaires. L’enfant n’assimile pas ces nuances. Par ailleurs, les repères sociaux n’existent plus. Il y a uniformisation (cas des habits).
Enfin, une double frontière disparaît (enfant-adulte ; valeurs publiques- valeurs privées). Les adultes sont attaqués par leur côté enfantin, naïf (publicité), tandis que l’enfant est élevé, s’adultise. D’où l’introduction du milieu dans la famille. A côté de cette action diffuse, il y a une promotion sociale de l’enfant (exemple : salon de l’enfance). La société cherche à l’élever.
ROLAND TELL