— Par Michel Herland —
Corinne Mencé-Caster fut la dernière présidente de l’Université des Antilles et de la Guyane (UAG). À la fin de son mandat, la Guyane ayant fait sécession, elle ne présidait plus qu’une Université des Antilles (UA) elle-même en proie à de fortes tensions internes. Son livre intitulé « roman » sur la couverture mais dont tous les personnages sont reconnaissables par les initiés, est en réalité un plaidoyer pro domo qui vise à l’affranchir de toute responsabilité dans la situation dans laquelle elle a laissé l’université à son départ, marquée par la désaffection des étudiants.
Corinne Mencé-Caster (CMC dans le « roman » : on ne saurait être plus transparent) n’a jamais douté de ses qualités. « Bardée de diplômes » très jeune (p 48), chercheuse perfectionniste qui passe des « nuits blanches à refaire des articles déjà largement présentables » (p. 53), « promue au national » (p. 145) contrairement à ses collègues dont « les promotions ne traduisent nulle appétence à l’effort, mais un goût immodéré pour le siège des conseils d’administration et le partage arbitraire des promotions entre soi » (p. 192). Fine psychologue, ayant appris de Levinas les secrets de « la confrontation avec le visage de l’autre » (p. 123), il lui suffit de « quelques mots échangés, quelques réponses obtenues » pour « établi[r] le portrait psychologique de Félix Talisman » (p. 100). « De la race des maîtresses femmes » (p.10), elle est douée de « prestance, d’une élocution presque [sic] parfaite, d’un sens aigu de l’argumentation » (p. 186) : n’a-t-elle pas su se faire applaudir dans un amphi réputé hostile « tant son sens de la répartie avait été apprécié » (p.207) ?
Ne serait-ce que pour cette auto-glorification impudique, ce livre fascinera le lecteur. Quant aux Antillais et, au-delà, les Métropolitains qui ont vécu la crise de l’UAG seulement à travers les medias, ils trouveront ici des informations de première main bien qu’évidemment partiales. Cette histoire vraie serait la matière d’un polar palpitant et l’on regrette que la plume de CMC cède trop souvent à la facilité. Elle écrit des phrases comme celle-ci : « Ces images sont gravées dans mon esprit et, en même temps, comme je l’ai déjà dit, je ne veux pas les voir, de peur qu’elles n’envahissent ma cosmogonie » (p. 173).
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Le Talisman de la présidente relate en réalité deux épisodes de la présidence de CMC qu’elle estime liés sans en apporter la preuve. En quelques mots, acculé par la présidente qui le poursuivait pour malversations, le nommé Félix Talisman, lui-même professeur en Mada (Martinique), aurait voulu faire diversion en créant contre elle un abcès de fixation en Gwaya (Guyane). Cette version de l’affaire guyanaise est d’autant plus contestable que tout le monde – parmi ceux qui l’ont suivie – sait que c’est un courriel insultant pour les Guyanais du nommé Rodrigue ou Rodrigo dans le roman, qui a mis le feu aux poudres. Ce même Rodrigue dont elle fait l’éloge sur deux pages (p. 150-151) et salue la manière dont, avec quelques autres « frondeuses », il s’est opposé par la force, en bloquant l’entrée de l’université, à une décision du conseil de discipline de l’Université de Toulouse (où la procédure avait été délocalisée) qui annulait la suspension pour un an de Félix Talisman par CMC et son interdiction de pénétrer sur le campus (p. 218, 221). Bien qu’il s’agisse d’une infraction pénale, le coup de force de Rodrigue et consœurs ne choque absolument pas Mme la présidente, comme elle l’avoue en toute candeur : « Suzanne, Rodrigue, Roxane et Thérésa avaient organisé la fronde en toute autonomie. Même s’ils me soutenaient fortement et que leur amitié m’était précieuse, je ne pouvais décemment participer à leurs actions » (p. 218).
Quoique tout ne doive pas être pris pour argent comptant dans la manière dont CMC relate la scission de l’UAG (l’UFC dans le roman), on peut lui faire confiance quand elle raconte comment elle a été lâchée en plein vol par sa ministre de tutelle et par les hauts fonctionnaires du ministère de l’Enseignement supérieur (« de simples ‘toutous’ qui prenaient leurs ordres sans les discuter et s’efforçaient de les exécuter au mieux pour durer », p. 181), alors qu’elle cherchait à retenir les Guyanais, et lorsqu’elle évoque – très rapidement mais enfin c’est dit – l’appui fourni aux sécessionnistes par une autre ministre, elle-même guyanaise, du gouvernement Hollande (p. 191). Malgré tout, il manque une pièce dans ce dossier : le départ de la Guyane de l’UAG était-il vraiment dommageable et en quoi ? Pour les Guyanais et/ou pour les Antillais ? CMC s’est lancée dans un combat de défense de l’unité sans arguments véritables. Certes, l’éparpillement des formations entre des unités pédagogiques trop petites n’est pas optimal pour offrir des formations de qualité (faute d’une équipe pédagogique suffisamment nombreuse et diversifiée). Mais il est, hélas !, désormais la règle dans notre pays, chaque préfecture, ou presque, étant désormais dotée d’une université ! Comment s’étonner qu’il en aille autrement outremer ? L’Université du Pacifique s’est scindée entre l’Université de Nouvelle-Calédonie et l’Université de Polynésie. La Guyane a quitté le giron de l’UAG. Quant à l’UA, son avenir n’est nullement assuré. Qui peut affirmer qu’une prochaine crise ne conduira pas à la scission de la Guadeloupe et de la Martinique ?
Inutile de se voiler la face : il y a longtemps qu’a vécu le rêve d’une université véritablement a cheval sur les trois départements français d’Amérique (comme on disait jadis), chacun spécialisé dans quelques disciplines fondamentales (les sciences en Guadeloupe, les lettres en Martinique, la technologie en Guyane, etc.) de telle sorte que l’université devienne un creuset où la jeunesse antillo-guyanaise apprendrait à se connaître et, qui sait, à constituer une nation et fonder la fédération que Césaire avait un moment espérée.
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Si l’affaire de la Guyane est tombée sur CMC sans qu’elle s’y attende, il n’en va pas de même de la croisade qu’elle a entreprise sur la base d’informations financières alarmantes concernant le centre de recherches Caribmia dirigé par Félix Talisman, informations qui provenaient de l’Organisation universitaire de la Francophonie (l’AFUC dans le roman, l’AUF dans la réalité) et du Grand Vérificateur des Comptes (la Cour des Comptes dans la réalité).
Le tableau qu’elle brosse de l’ennemi n’est pas flatteur, le contraire de son propre portrait. « Bachelier plus que tardif », Félix Talisman est devenu professeur des universités « entre ruses diverses et services rendus ». « Entouré d’une foule de doctorants, et surtout de doctorantes, à qui il parle de manière autoritaire […], il organise régulièrement un ou deux colloques clinquants ». Lui-même « ne fait jamais de communication, bien trop savant pour cela », se contentant de « régale[r] tout le monde de pauses-café bien garnies, de déjeuners fort arrosés et copieux, de nuitées dans des hôtels confortables ». Il est certes un « travailleur acharné », passant « jour et nuit, week-ends, vacances et jours fériés dans le petit empire que constitue son laboratoire de recherches » mais c’est pour mieux tromper son monde : le Caribmia est le « bastion » d’où il « pilote à distance l’UFC » (p. 23-31). Félix Talisman est en effet un homme d’influence redoutable, « franc-maçon » (p. 169), qui assoit son pouvoir sur les échanges de services avec les puissants et une cour de fidèles qu’il délègue dans les instances décisionnelles de l’UFC. Pour ce faire, il s’appuie en particulier sur les maîtres (et maîtresses) de conférences qu’il a recrutés non pour leur qualité scientifique mais pour leur aptitude à le servir : « voués à la cause de Caribmia, prêts à ne jamais parjurer, en cas de problème, et fascinés par la personnalité tonitruante de leur directeur » (p.33). Il va sans dire que le Caribmia, bien que basé en « Mada » comme son directeur, étend ses tentacules sur les deux autres « pôles » de l’UFC, Gwada (Guadeloupe) et Gwaya. « Le sieur a donc des antennes partout » (p. 35).
La description de Félix Talisman, modifiée par petites touches dans la suite du récit, est si entièrement à charge qu’elle est aussi difficile à croire que celle entièrement vouée à sa propre gloire que CMC fait d’elle-même. Il est d’ailleurs quelque peu contradictoire. Comment l’« individualiste le plus absolu » pourrait-il être simultanément l’homme qui « fait assaut de serviabilité » (p. 23) ? Par ailleurs, il est contraire à la vérité d’affirmer que le centre de recherches d’économie, gestion et mathématiques baptisé Caribmia dans le roman ne comportait – lorsque Talisman le dirigerait encore – que des chercheurs de seconde zone. S’il y en avait sans doute, comme dans tous les centres de recherche universitaires, il y en avait aussi d’éminents, comme le prouvent les récompenses nationales ou internationales obtenues par plusieurs chercheurs pour leurs travaux, et, plus largement, les rapports d’activité du centre qui listent les publications de ses membres dans les revues académiques de premier plan.
Plus significatif sans doute, alors que CMC insiste sur l’opposition manifestée par Félix Talisman à son égard dès l’annonce de sa candidature, elle oublie de dire que – non dans son roman mais dans la vraie vie – cette opposition n’avait rien à voir avec les questions financières (qui n’avaient pas encore surgi) mais avec le fait que son élection fragiliserait l’université en violant la règle non-écrite suivant laquelle un seul pôle ne doit pas monopoliser la présidence. Or, en raison de la division des candidats guadeloupéens, CMC a été élue présidente après deux autres Martiniquais… ce qui n’a pas manqué de jouer un rôle dans les difficultés qui ont surgi ultérieurement entre les pôles ! Il faut être un partisan inconditionnel de CMC pour refuser de voir cette évidence.
Quant à l’aspect proprement financier de leur combat, le livre ne confirme pas toutes les informations qui ont circulé à l’initiative de Rodrigo et qui ont été reprises partout, lequel Rodrigo martelant par exemple que Félix Talisman aurait détourné 10 millions d’euros (voire davantage !) au détriment de l’université. Et c’est tout juste si le sieur Talisman ne les aurait pas mis dans sa poche ! Se montrant ici plus soucieuse des faits, CMC fait seulement état d’une demande de remboursement émanant de l’AFUC portant sur « plus de deux millions d’euros », qui serait imputable au Caribmia.
La justice est saisie… mais elle n’est pas pressée. C’est pourquoi on ne sait toujours pas, cinq ans après le début de l’affaire Caribmia, dans quelle mesure les accusations portées contre la gestion de Félix Talisman sont ou non fondées. Par contre, on sait que la procédure disciplinaire devant les instances suprêmes du ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche qui avait conclu à sa révocation définitive a été cassée par le Conseil d’État en 2017. CMC n’a pas eu l’idée de le reconnaître dans son livre paru pourtant en 2018, préférant se glorifier d’avoir obtenu une révocation… déjà obsolète : « J’ai eu la force de faire appel [de la décision de Toulouse] et d’obtenir la révocation de Félix Talisman, une révocation qui mettra fin à ses activités illicites et à sa présidence anbafey de plus de trente ans » (p. 226).
Corinne Mencé-Caster, Le Talisman de la présidence, roman, Paris, Ecriture, 2018, 235 p., 18 € (prix France métropolitaine).