— Par Robert Berrouët-Oriol —
« Pwoblèm yo grav anpil wi. » Le linguiste du MIT Michel Degraff a publié le 17 février 2018, sur le site Potomitan, une lettre ouverte dans laquelle il dresse un virulent réquisitoire contre les « dérives qui affaiblissent le fonctionnement de l’Académie créole ». Membre fondateur de l’Akademi kreyòl ayisyen (AKA) et ancien responsable de la « Commission scientifique » de l’AKA, Michel Degraff estime avoir été obligé d’écrire sa lettre ouverte dans le but d’alerter le grand public sur les dérives ayant cours depuis un certain temps au sein de cette microstructure (« m oblije ekri lèt tou louvri sa a pou m alète gran piblik la sou malè pandye ki sou tèt AKA ») ». Il précise que la décision de publier sa lettre ouverte intervient après que plusieurs académiciens et lui ont en vain essayé de « corriger certains problèmes » identifiés au sein de l’AKA. Étalée sur 17 pages, la lettre ouverte de Michel Degraff expose également d’inquiétantes menaces qu’il aurait reçues relatives à sa sécurité et à celle de sa famille (« Epi selon avètisman ke m resevwa nan men kèk kolèg, ata sekirite m oswa sekirite fanmi m ka vin an danje apre m pibliye lèt sa a »).
Rédigée en créole, la « Lèt tou louvri pou akademisyen nan Akademi kreyòl ayisyen » de Michel Degraff cible deux séries d’activités : (1) des publications diffusées au nom de l’AKA et qui risquent d’entamer son intégrité (cf. « six dossiers problématiques ») ; (2) la décision administrative relative aux personnes qui bénéficient de contrats et de « djòbs » à l’AKA, ce qui renvoie à la question de l’intégrité morale de cette microstructure para-étatique.
Des publications sans consultation de la « Commission scientifique » de l’AKA
Dans son réquisitoire, Michel Degraff s’insurge contre l’« entèdiksyon kont fòm kout nan premye vèsyon bilten aka (oktòb 2016) selon desizyon inilateral pastè Pauris Jean-Baptiste (prezidan AKA) ». Cette décision, dit-il, va à l’encontre des travaux menés par la « Commission scientifique » de l’AKA. « Egzanp : Foto sa a se mwen epi Foto sa a se pa m. Sa se 2 fraz ki pa gen menm sans epi se fòm kout ak fòm long pwonon an (mwen oswa m) ki ede n idantifye diferans semantik la. » En dépit de la demande de rectification de Michel Degraff, responsable de la « Commission scientifique » de l’AKA, le Secrétariat exécutif de l’Académie a autorisé la publication, au nom des académiciens, du « conseil » traitant des « formes courtes » en créole. Il s’en est suivi la décision de Michel Degraff de ne pas représenter sa candidature comme membre du Conseil d’administration (KAd). Ciblant le manque de transparence de l’AKA où des instances se prononcent ou agissent sans en aviser d’autres, Michel Degraff a également démissionné le 5 avril 2017 de son poste de coordonnateur de la « Commission scientifique » de l’AKA. Cette démission précède celle de l’académicien Frenand Léger, le 18 décembre 2017, au motif, selon Michel Degraff, d’une situation explosive à l’AKA décrite par Frenand Léger dans sa lettre de démission en termes de « biznis prive”, “deriv”, “koken”, “magouy”, “malonèt”, “medyòk”, “gwo ponyèt”, “tonton makout”, “malvèsasyon”.
Article dans Le Nouvelliste au nom de l’AKA et plagiat
Michel Degraff note dans sa lettre ouverte que le 29 mars 2017 le Secrétariat exécutif de l’AKA, sans consulter le Conseil des académiciens, a publié dans le Nouvelliste l’article « Sa Konstitisyon nou an di sou pratik lang an Ayiti ». Cet article, selon Michel Degraff, relate des données historiques relatives au créole, comprend plusieurs inexactitudes et aurait dû citer ses sources. Pire : l’article fait sien des données plagiées du livre de Pradel Pompilus, « Le problème linguistique haïtien » (Éditions Fardin, 1985) sans citer cette source. Pareille publication, selon Michel Degraff, confirme le fonctionnement opaque de l’AKA qui publie des documents sans se référer au Conseil des académiciens. Elle constitue un motif supplémentaire de la décision de Michel Degraff de démissionner le 5 avril 2017 de son poste de coordonnateur de la « Commission scientifique » de l’Académie.
L’AKA demande, sur Facebook, de voter pour un concours de beauté…
Dans son réquisitoire, Michel Degraff s’insurge contre l’un des errements de l’AKA qui, sur sa page Facebook, a demandé le 14 novembre 2017 à ses supporters de… « voter pour Miss Haiti Univers Cassandra Chery ». L’affiche de l’AKA sur Facebook précisait en effet que « Akademi kreyòl ap mande tout sipòte li yo pou yo vote ‘Miss Haiti Univers’ Cassandra Chery » au motif que cette personne avait encouragé les jeunes à utiliser la langue créole (sic). Cette affiche, qui illustre une autre dérive de l’AKA quant à sa mission, a été diffusée sans consultation des académiciens. Suite à la protestation de Michel Degraff, l’affiche a été retirée de la page Facebook de l’AKA. Mais Michel Degraff ne manque pas de relever qu’à sa réunion du 30 novembre 2017, le Conseil d’administration (KAd) de l’AKA le présente comme un académicien qui « attaque » l’AKA et qui « avilit » et « dénigre » miss Haïti… Dans tous les cas de figure le linguiste Michel Degraff se demande, dans sa lettre ouverte, si le Secrétariat exécutif ou le président de l’AKA ou quelques académiciens –soit à propos de l’orthographe du créole, soit au sujet de son historique ou sur un concours de beauté, etc.–, peuvent dire n’importe quoi sans aucune consultation avec le Conseil des académiciens…
Contrats accordés à des firmes où travaillent des académiciens : conflits d’intérêt et corruption
Dans sa lettre ouverte, Michel Degraff confirme avoir soulevé depuis 2016 un « problème administratif et éthique » relatif à des firmes de consultants qui reçoivent des contrats de l’AKA alors même que des académiciens travaillent pour ces mêmes firmes. « Ki vle di : konpayi ki gen akademisyen ladan antre nan konpetisyon pou yo jwenn kontra nan men AKA, epi se menm AKA sa a k ap evalye pwopozisyon konpayi sa yo ki jwenn kontra nan men AKA. Dapre analiz mwen, sa se yon pwoblèm konfli enterè ki ka fè AKA antre nan koripsyon. »
Par lettre formelle datée du 22 janvier 2018, il a été demandé au Conseil d’administration de l’AKA d’expliquer sa position quant aux contrats signés avec des firmes qui apportent des profits financiers à des académiciens. Michel Degraff assume avoir ainsi demandé aux dirigeants de l’AKA d’expliquer clairement le processus ciblé, à savoir si oui ou non les contrats conclus sont assujettis à la loi qui fixe les conditions de passation des marchés publics en Haïti. S’agit-il de « parti pris », de « favoritisme » se demande Michel Degraff ? Dans sa réponse interne datée du 22 janvier 2018, le Conseil d’administration de l’AKA soutient, selon Michel Degraff, que l’Académie se serait conformée à la loi qui fixe les conditions de passation des marchés publics en Haïti. Le Conseil estime en outre que c’est une « bonne chose » que des contrats soient accordés à des firmes où oeuvrent des académiciens…
Michel Degraff soutient en revanche que le Conseil d’administration de l’AKA n’a pas apporté de réponse satisfaisante quant aux conditions réelles de passation des contrats entre l’AKA et les firmes en question, notamment en ce qui a trait à la corruption que peut engendrer les conflits d’intérêt : « Malerezman, rezònman sa a pa konfòm ak prensip etik ki mande pou n evite pwoblèm koripsyon ki ka soti nan konfli enterè ». Poursuivant son analyse d’une situation pour le moins explosive au chapitre des conflits d’intérêt et du potentiel de corruption qu’ils induisent, Michel Degraff précise : Wi, lè gen fim ki gen akademisyen ladan ki antre nan konpetisyon ak lòt fim ki pa gen akademisyen ladan, konpetisyon an vin gen fòs kote depi an patan paske fim sa yo ki gen akademisyen ladan gen gwo avantaj (enfòmasyon entèn, moun pa, elatriye) sou fim sa yo ki pa gen akademisyen ladan. »
« Djòbs » au secrétariat de l’AKA pour la parenté des académiciens
Au chapitre des « paspouki » et des malversations, Michel Degraff précise que dans la lettre du 22 janvier 2018 envoyée par trois académiciens au Conseil d’administration de l’AKA, il est question d’un autre problème éthique déjà identifié à l’assemblée générale de l’AKA en 2016 : celui d’académiciens qui effectuent des démarches –à l’insu du Conseil des académiciens–, afin que la parenté de ces académiciens trouvent « djòbs » et contrats au sein de l’Académie. Il le formule en ces termes : « Pa dwe gen okenn akademisyen k ap fè demach dèyè do Konsèy akademisyen an pou yo fè fanmi yo jwenn djòb oswa kontra nan men Sekretarya egzekitif AKA. Sa se demach ki ta dwe soulve yon pakèt pwoblèm pou tout akademisyen ki onèt e ki gen kolòn vètebral sitou lè n ap konsidere pwoblèm koripsyon ki deja ap kwape pifò enstitisyon leta nan peyi a ». Selon Michel Degraff, la question fondamentale adressée au Conseil d’administration de l’AKA et à son Secrétariat exécutif est la suivante : les « djòbs » accordés dans ces conditions à la parenté de certains académiciens respectent-ils la loi sur la passation des marchés publics ? Les démarches relatives à ces « djòbs » n’occasionnent-elles pas des conflits d’intérêt tant pour le Secrétariat exécutif de l’AKA que pour les académiciens dont les parents bénéficient de faveurs (« djòbs ») au sein de l’Académie ?
Ainsi, au chapitre des « paspouki » et des malversations, Michel Degraff précise : « Lèt 22 janvye 2018 la te mande KAd la [Konsey administrasyon AKA a] pou l esplike pozisyon li sou demach sa a : « N ap mande KAd la pou l esplike ki jan kalte parennaj sa a koresponn ak règleman nan lwa ki fikse kondisyon pou pasasyon mache piblik e ki la pou anpeche konfli enterè ki ka mennen nan koripsyon. Fòk KAd la verifye ke lè AKA tounen yon koulwa pou bay fanmi akademisyen djòb (“favoritisme” ?), sa pa vyole lwa peyi a –selon règleman pasasyon mache piblik. »
La lettre ouverte de Michel Degraff « documente » très sérieusement une crise majeure à l’Académie du créole haïtien. Les réponses internes des responsables de cette microstructure para-étatique ne semblent pas avoir valablement éclairé les zones glauques ciblées dans le réquisitoire de Michel Degraff. L’AKA, instance prise dans les turpitudes de l’opacité et des conflits d’intérêt qui engendrent la corruption, va-t-elle se prononcer publiquement sur les nombreuses questions que Michel Degraff a eu l’honnêteté intellectuelle d’aborder dans sa lettre ouverte ? L’avenir, à coup sûr, le dira.
Robert Berrouët-Oriol
Paru à Port-au-Prince dans Le National le 2 mars 2018