Faut-il choisir entre sauver la planète et sortir de la crise?

par Xavier Timbeau


 

–Il incombe à notre génération et aux suivantes de trouver un moyen de faire vivre décemment 10 milliards d’habitants sur une planète aux ressources et aux capacités finies de façon durable. Comme un niveau de vie décent suppose un mode de consommation plus proche de celui de nos sociétés occidentales que du dénuement d’une grande partie des habitants du monde, la tâche est immense et l’échec inacceptable. Tout cela impose de freiner le changement climatique, d’anticiper les chutes de rendements agricoles, de se préparer aux conséquences de la montée des mers, de s’adapter et de mettre un terme aux destructions de la biomasse et de la biodiversité ou de prendre en compte l’épuisement des ressources naturelles, qu’elles soient renouvelables ou non. La liste des contraintes est longue et ne s’arrête malheureusement pas à ces quelques exemples.

Pourtant, on oppose souvent la crise qui frappe les pays développés (la Grande Récession) à l’urgence environnementale, suggérant que la préoccupation éthique d’insérer la société humaine dans les limites imposées par son environnement est un luxe que l’on ne peut plus se permettre. Comme il nous faut espérer le retour de la croissance ou préparer la liquidation de nos économies, la décroissance par souci de la nature serait un doux rêve, une option que seuls les plus idéalistes, donc dégagés des contraintes du réel, peuvent considérer « sérieusement ». Comment des sociétés qui connaissent des taux de chômage records, qui devraient réduire leurs dettes publiques comme privées, qui doivent se remettre au travail pour éponger les excès d’hier (!), menacées qui plus est par des puissances émergentes qui précipiteront dans le déclin ceux qui ne se plient pas aux règles du nouveau monde, pourraient-elles s’enticher de sauvegarder la planète ?

Ces deux priorités (sortir de la crise, sauver la planète) qu’il faudrait hiérarchiser (l’une réaliste, l’autre idéaliste) est une bien mauvaise façon d’aborder le problème de notre temps. Elle ne peut conduire qu’à de mauvaises stratégies, augmenter le coût futur du nécessaire réalisme environnemental et prolonger la crise économique que nous traversons encore et encore. Trois arguments sont souvent avancés qui aboutissent à négliger les questions environnementales au profit des questions d’ordre économique. Ces arguments sont particulièrement discutables.

Le premier argument est qu’il faut reporter la solution à la question environnementale, or on ne le peut pas. En effet, et à titre d’exemple, on a dépassé depuis longtemps la capacité d’absorption de l’écosystème mondial en gaz carbonique. Continuer à émettre du carbone parce que les hydrocarbures sont moins chers que les autres sources d’énergie[1] sous prétexte que l’on n’a pas d’autres choix est une impasse. Chaque fois que l’on construit une centrale au gaz (de schiste ou pas), elle devra fonctionner (pour être rentable) au moins 50 ans. Or, après 10 ans, on s’effrayera du niveau des émissions de carbone et on prendra conscience que le changement climatique ne menace pas notre confort mais la survie de l’espèce humaine, et réduire les émissions de CO2 deviendra une évidence. Aux nouveaux investissements pour modifier notre mode de consommation de l’énergie, il faudra ajouter la mise au rebus de cette centrale au gaz non rentabilisée. Reporter le respect de la contrainte ne fait pas gagner de l’argent, il accroît au contraire le coût de s’y soumettre, tout simplement parce qu’on ne peut pas reporter la contrainte environnementale. C’est aujourd’hui le diagnostic, par exemple, de l’Agence Internationale de l’Energie, peu suspecte de verser dans l’écologie profonde. Pour que le climat global n’augmente pas de plus de 2°C (par rapport à l’ère préindustrielle), il faut s’engager tout de suite sur la trajectoire d’une réduction des émissions de CO2 autour de 2t de CO2 par an par habitant (soit 5 à 10 fois moins des émissions actuelles des habitants des pays développés). Ne pas le faire, c’est investir aujourd’hui dans de mauvaises solutions, les déclasser avant qu’elles ne soient rentabilisées et se résigner à ne pouvoir limiter la hausse de la température globale qu’à 3°C ou plus. C’est donc payer plus cher une stabilisation du climat à un niveau plus dégradé qui coûtera plus en adaptation. Faire passer la réduction de la dette publique au premier plan au nom des générations futures est parfaitement hypocrite si cela est fait au détriment des générations futures. Autrement dit, s’ils sont bien conduits, les investissements de décarbonation de l’économie ont une rentabilité sociale future très supérieure au taux d’intérêt sur la dette publique. Ne pas les réaliser revient à appauvrir les générations futures. Ne pas le faire parce que la contrainte de trésorerie nous l’interdit est un renoncement que nous ne pourrons pas justifier auprès des générations futures.

Le deuxième argument avancé est que nous ne serions pas assez riches pour nous permettre de sauver la planète. Se plier aux nécessités environnementales et mettre en œuvre les solutions pour réduire notre impact sur l’environnement nous appauvriront, à quelques exceptions près, en tout cas dans un premier temps[2]. Ce qui était bon marché (par exemple produire de l’énergie avec les réserves accumulées pendant des millions d’années dans le sous-sol) devra se faire avec plus de travail, plus d’infrastructures ou de capital (et donc plus de travail pour produire ce capital) et donc en étant globalement moins efficace. Concevoir des produits qui pourront être intégralement recyclés, les produire et les recycler, pour que les matières qui les composent soit indéfiniment réutilisées pour ne pas puiser dans le stock fini des ressources de la planète demandera plus de travail, plus d’énergie (et donc plus de travail) et plus de capital (et donc plus de travail). Choisir la trajectoire de respect de l’environnement signifie donc moins de consommation (finale, ou si l’on préfère de services tirés de la consommation ou une baisse du flux de bien-être matériel que l’on tire de la consommation). Mais cela ne signifie pas pour autant une baisse de la production et encore moins la baisse de la production nationale. Plus de souci de l’environnement impliquera une baisse de la productivité, du niveau de vie mais également des créations d’emploi (cela en est le simple corollaire). Or que se passe-t-il lorsqu’on créé des emplois en abaissant la productivité dans une situation de sous-emploi massif ? On peut, sans que cela soit assuré, réduire les inégalités et abaisser le chômage. L’effet revenu, négatif et global, peut être compensé pour une partie de la population par l’effet inégalité. Comme échapper aux raretés des ressources (celle par exemple des hydrocarbures) réduira (à l’extrême fera disparaître) les rentes associées à ces raretés, la réduction des inégalités s’associera précisément à la primauté du travail sur la propriété. C’est ainsi que l’on peut concilier la réduction des inégalités et la transition environnementale. Moins de richesses consommées, mais moins de chômage à condition que l’on profite de l’occasion ouverte par la transition environnementale pour réduire les inégalités, et ce pas simplement par des tarifs sociaux mais également par des créations de nouvelles productions.

Le 13 septembre 2012