— Par Sentier—
Chaque numéro de Recherches en Esthétique est une petite victoire dans cette guerre qui n’en finira jamais contre le silence et l’étroitesse de vue, contre la haine de la création, contre la bureaucratie neutralisante. D’ailleurs, le combat continue et le prochain numéro est en préparation. Malgré ses dehors sérieux, avec sa mise en page assez classique, Recherches en Esthétique est en résistance, en transgression des règles qui veulent que ce genre de publication expérimentale et en fait marginale, n’ait pas une durée de vie trop longue, puisqu’elle approche bientôt de ses vingt ans. Aujourd’hui, à l’heure de l’accélération généralisée des modes de vie et des échanges, ce qui ne nous empêche pas de trouver que nous n’avons jamais assez de temps, au moment où il est de bon ton de passer frénétiquement d’un projet à l’autre, d’accumuler les réalisations en prenant le risque de la superficialité, il paraît vieux jeu d’être ainsi constant dans une pratique de longue haleine. Car je comprends que ce qui se passe avec Recherches en Esthétique, dans cette création, c’est une contribution rare, à partir de toutes ces pistes accumulées tout au long de ces années, à ce qu’on pourrait appeler une poïétique de la résistance, promesse de refondations et d’ouvertures. Peut-être qu’un jour un numéro traitera des relations entre création artistique et résistance. Recherches en Esthétique est née d’une volonté de ne pas céder aux normalisations, de refuser la malhonnêteté intellectuelle, d’œuvrer pour élargir les champs spéculatifs de l’art en créant des espaces de réflexion polymorphes. Les différents thèmes de la revue sont traités par divers auteurs aux parcours très divers, dont les propos se mêlent, cohabitent, se côtoient de manière souvent inattendue, et déploient ainsi les différentes orientations d’une esthétique singulière, qui est un projet individuel, mais dont un des aspects originaux est de générer le dialogue et le débat simultanément à son évolution. Et c’est certainement un des points forts de cette publication, je veux parler de ce choix de donner la parole à ceux qui n’ont pas forcément vocation à la prendre, comme les artistes par exemple. Ce souci de délégation a donc une dimension transgressive dans ce sens qu’il permet la confrontation exceptionnelle de points de vue très différents, ce qui est assez inhabituel pour ces supports assez conventionnels et normés que sont les revues scientifiques. Cette publication et les actes des colloques fructueux qui explorent les mêmes thèmes, tout en affirmant une exigence de rigueur, sont les traces de volontés de dépassements des frontières intellectuelles et des cadres sociétaux qui sclérosent certainement la création artistique actuelle.
Il existe d’autres tendances transgressives actuelles auxquelles à mon sens Recherches en Esthétique et le CEREAP participent, comme par exemple agir pour étendre le champ d’action de la création artistique à l’ensemble des choses vécues, rendre la pensée de la création opérante dans toutes les strates de la société, afin de contrer, entre autres choses, la ridicule étroitesse de la conception actuelle de l’individu, ou encore refuser l’enfermement de l’art dans une catégorie spécifique de la finance internationale.
Questionner l’idée des transgressions est certainement essentiel dans le sens où cela remet en cause ce qui est de l’ordre de la stabilité, de l’habitude, du confort intellectuel, de la sécurité. La création a besoin de prendre le contre-pied de tout cela, pas question pour le praticien de s’installer dans une quelconque routine. Une transgression est une émancipation, transgresser c’est abattre des clôtures, ouvrir des perspectives. Les contraintes nous assaillent, nos désirs sont étouffés, niés par les lois, par les normes, par les différentes morales. Les structures sociétales ont tendance à nous imposer des manières de penser et de nous comporter qui, la plupart du temps, contredisent nos intuitions.
J’en viens maintenant aux diverses réflexions développées dans la publication. Les natures des transgressions sont très diverses. Parfois, elles sont considérées comme des agressions constate Dominique Berthet dans son article, et leurs impacts varient selon les lieux. Ce qui semble anodin ici, devient un sacrilège voire un crime ailleurs. Transgresser est donc dans certaines situations une réelle prise de risque. La transgression relève-t-elle toujours d’un positionnement critique ? La permissivité étudiée du système libéral peut rendre la transgression inopérante, l’étouffer dans l’œuf et lui retirer tout son sens. Les transgressions marquent normalement des faits de résistance, des dépassements, mais ne sont-elles pas aujourd’hui banalisées, neutralisées par des stratégies de communication très travaillées et très efficaces ? Ces méthodes de récupérations médiatiques des refus et des écarts au sein de la société, ne font-elles pas partie de l’arsenal de contrôle des structures de pouvoir visant à affaiblir les subversions, toujours prêtes à surgir au sein des populations, et notamment à travers l’art avec cette part de résistance et de révolte qui lui est inhérente, peut-être même peut-on dire son « caractère destructeur » (cf. W Benjamin) si déstabilisant et inquiétant pour tous les conservatismes ? Cependant l’art n’est pas toujours transgressif, loin s’en faut.
Selon Michel Guérin, et je reprends ses termes, le manque, la carence, instituent dynamiquement la transgression. Pour lui, la transgression est très liée à l’Éros (Il parle de l’Éros du Banquet, le dialogue platonicien), qu’il décrit comme l’entremetteur universel, celui qui génère la rencontre, qui est source de puissance. Au fondement même de l’être et fils des divinités mineures que sont Pénia la misère et Poros, le dieu des expédients et des solutions provisoires, Éros représente le désir qui ne se suffit pas à lui-même, l’insatisfaction. La pensée grecque est pour l’auteur fondée sur la transgression. Pour notre époque, il en vient à parler de la crise permanente dans laquelle nous sommes toujours plongés selon les discours officiels, et qui, en fait, semblent plutôt être un mode d’existence critique et structurant de ce type de société aujourd’hui mondialisée. Est-ce que la civilisation occidentale n’a jamais éprouvé le besoin de souffler, de se reposer entre deux crises ? La crise, selon Michel Guérin, nous permet de nous débarrasser de ce qui ne peut plus être sauvé et de nous engager dans le devenir avec l’espoir de nous reconstruire une nouvelle fois. L’Occident déclinant montre, à travers cette rhétorique de la crise, son « visage ravagé de doute », écrit-il. Dans ce contexte, l’art est pour lui « l’initial franchissement de la limite, une interpellation fascinée du devenir ».
Quel rôle joue la transgression dans la création artistique actuelle ? Dominique Chateau, philosophe, spécialiste du cinéma, en s’appuyant sur un manifeste de cinéastes des années 1980, met l’accent sur les ambiguïtés des démarches transgressives en art qui parfois, selon ses propres mots, radotent, surtout lorsqu’elles se veulent éprises d’absolu. Il peut exister comme une obligation de la transgression pour l’artiste actuel qui peut tuer l’effet émancipateur qu’il recherche. La transgression tend aujourd’hui à devenir un académisme dans certaines circonstances. JM Lachaud évoque Joël Peter Witkin, un artiste photographe qui traite des corps hors norme, vieillis, malades ou morts. Ce qui l’intéresse chez ce photographe, je reprends ses mots, c’est qu’il fait vaciller les préjugés les plus tenaces, que ses photographies nourrissent les doutes les plus profonds, car elles véhiculent une féroce charge hérétique.
Sébastien Rongier observe la nature des relations entre les croyances religieuses, les institutions chrétiennes et l’art actuel, prenant pour exemple la destruction de la photographie d’Andres Serano intitulée Piss Christ à Avignon en avril 2011 et la pièce de théâtre de Romeo Castellucci, Sur le concept du visage du fils de Dieu, qui a donné lieu à des manifestations violentes d’intégristes chrétiens en octobre 2011 à Paris. Dominique Berthet fait également référence à ces événements inquiétants dans son article. Le questionnement qui est à l’œuvre dans ce texte interroge les liens entre le sacré et ce qui dans la chair est méprisé, comme les sécrétions, les humeurs corporelles, ce qui est considéré comme ignoble, et plus généralement entre le matériel et l’immatériel. Les excréments et les sanies pourraient-ils avoir une représentation dans l’Eucharistie, ce moment du culte qui transforme le pain et le vin en corps et sang du fils de Dieu ? Comment s’articule le rapport à la matière et la question de l’incarnation dans le christianisme ? Pour S. Rongier la question du scatologique est centrale dans l’hystérie chrétienne qui s’est déchaînée contre ces œuvres. Le sacré, dans toutes les religions, a toujours eu comme fonction de permettre à l’humanité de continuer à vivre malgré l’inacceptable et l’insoutenable, en transformant le meurtre en rituel, la déchéance en ascèse, les tortures les plus sanglantes en sacrifice, en dévoilant les liens étroits et troublants entre l’ordure et la pureté. Questionner les faiblesses des dogmes religieux officiels, faire vaciller les certitudes les plus installées en matière de croyance, la transgression se trouve là également, bien évidemment. Il est intéressant de constater qu’en latin chrétien, le mot transgressio signifie violation, péché, faute.
Aline Dallier Popper revient sur la figure d’Yves Klein qui, selon elle, et malgré la brièveté de sa vie fut un transgresseur audacieux, qui explora les limites de l’art, en quête d’immatérialité. L’auteure témoigne du fait qu’elle a assisté à cette fameuse performance d’Yves Klein du 9 mars 1960, à la Galerie Internationale d’Art Contemporain de Maurice d’Arquian à Paris, dans laquelle de jeunes femmes nues s’enduisaient le corps d’une peinture bleue afin de laisser des empreintes sur un support blanc. Pendant ce temps, des musiciens jouaient un morceau de musique composé par Klein lui-même, qui consistait en une seule note tenue pendant 20 minutes suivies de 20 minutes de silence, cette dimension musicale correspondant pour l’artiste au monochrome. Le critique Pierre Restany nommera cette pratique de l’empreinte de corps les Anthropométries.
Quant à Frank Popper, il s’interroge sur les démarches entreprises par les artistes aujourd’hui dans la confrontation aux nouveaux médias, à l’ordinateur et à Internet en particulier, qui, aux yeux de l’auteur, ont généré une révolution sociale et culturelle sans précédent. Il aborde particulièrement l’œuvre d’un artiste né dans les années 1970, Grégory Chatonsky, qui réalise des installations audios, vidéos ou photographiques, et également des œuvres graphiques, qui sont toutes dépendantes des outils numériques, mais qui s’approprient les implications conceptuelles qui fondent ces techniques. Ce que Frank Popper considère comme transgressif dans ce travail, ce sont les combinaisons entre ces techniques.
Dans un tout autre registre, Gisèle Grammare dans un beau texte, décrit une bâtisse du XVIIIe siècle, La Maison de l’armateur, dans sa ville natale du Havre. Cette demeure a pu échapper aux destructions de l’automne 1944 qui a vu la métropole normande être pratiquement intégralement rasée. Elle en profite pour évoquer différents points d’histoire en lien avec cette architecture séculaire qui est devenue un musée depuis 2006. Ici la transgression est considérée sous son angle de submersion, de recouvrement, dans une métaphore archéologique. En géologie, on parle de transgression lorsque l’océan submerge la terre, quand le niveau des océans monte ou quand les terres s’affaissent. C’est la superposition, l’accumulation des événements historiques, qui est ici observée et qui construit le texte, en évoquant par exemple le fait qu’au XIXe siècle l’immeuble en question a appartenu à des marchands d’esclaves et l’auteure nous apprend ainsi que Le Havre était le deuxième port négrier de France avant Bordeaux.
Scarlett Jésus et Christian Bracy parlent avec précision des conditions d’existence de la création visuelle à la Guadeloupe et des modes de résistances et d’action des artistes qui y travaillent actuellement, dans leurs rapports au contexte, aux institutions, à leur situation d’îliens. D’autres îles de la Caraïbe sont également scrutées dans ce numéro comme la République Dominicaine et Cuba, dont S. Ravion d’Ingianni constate la multiplicité des formes de résistances dans les pratiques artistiques. Quant à Hugues Henri, il nous parle de ce thème sur lequel il travaille tant, c’est-à-dire le mouvement des Anthropophagies brésiliennes, dont le poète et théoricien Oswald de Andrade est le fondateur, et il nous explique comment les artistes brésiliens revendiquent la transgression de ce tabou humain principal pour affirmer une identité ethnique et culturelle.
Et bien sûr, il convient de parler de ce bel entretien entre Dominique Berthet et Edgar Morin. Pouvoir lire ce témoignage unique d’Edgar Morin sur les différents grands événements dont il a été un acteur important, comme la Seconde Guerre mondiale et la Résistance, et de comprendre comment un intellectuel aussi engagé et aussi combatif fait des choix en temps de crise est vraiment précieux. Ce que l’on peut dire ici, dans cette présentation, c’est que de grands thèmes du parcours d’Edgar Morin comme la pensée de la « complexité » ou celle de la « reliance », sont étroitement liés à la question qui nous préoccupe.
Ce thème de la transgression donc, est pour moi inséparable de cette idée de poïétique de la résistance évoquée tout à l’heure. Mais résister ne signifie pas défendre l’intégrité de certaines formes, lieux ou positions contre d’autres qui leur seraient opposées. Il s’agit plutôt, à mon sens, de chercher à mettre les formes à nu, de les dépouiller de leurs limites, de leurs apparentes stabilités, dans un processus de mise en tension, de destruction, d’oubli, de dépense. Si une espérance reste possible, c’est peut-être celle de pouvoir se ressourcer en permanence dans les transgressions. Résister signifie peut-être essentiellement créer les conditions nécessaires pour préserver la possibilité de la transgression permanente.
11 avril 2013