— Par Selim Lander —
Un aperçu limité aux deux soirées qui se sont déroulées dans la grande salle de l’Atrium, aperçu très partiel d’un festival qui aura permis d’écouter en divers endroits de la Martinique une vingtaine d’ensembles plus ou moins étoffés. Les deux soirées de gala dans la salle Aimé Césaire ont permis chacune, comme il est désormais de tradition, de découvrir successivement deux ensembles différents. La chanteuse d’origine guadeloupéenne Tricia Evy a précédé l’Africain Ray Lema le 1er décembre. Le lendemain, le « souffleur » américain Kenny Garrett a succédé à sa compatriote l’organiste Rhoda Scott. Deux soirées éclectiques et de bonne facture. Ray Lema joue du piano et ajoute parfois sa voix chaude et grave. Son quintette rassemble un guitariste (basse), un saxo, un trompettiste, un batteur. Kenny Garrett est un surdoué du saxophone, admirateur de John Coltrane, qui accompagna Miles Davis pendant plusieurs années avant de prendre son envol. Accompagné par un pianiste, un contrebassiste, un batteur, un percussionniste, il se revendique de genres musicaux très variés et séduit particulièrement dans ses solos qui balancent entre virtuosité et lyrisme. À près de quatre-vingt ans, Rhoda Scott porte fièrement son titre de grande vieille dame du jazz. Ses mains virevoltent sur les claviers de son orgue Hammond, les pieds à l’unisson. Elle dégage une énergie réconfortante pour l’assistance, démontrant que force ni valeur ne se perdent fatalement avec le nombre des années. Ajoutons que son groupe, le « Rhoda Scott Lady Quartet » est comme son nom l’indique formé uniquement de musiciennes. Autre originalité, la composition du trio des instrumentistes qui l’accompagnent (deux saxos – ténor et alto – batterie).
Il est normal qu’un festival comme celui de la Martinique présente un large panorama du jazz tel qu’il se pratique aujourd’hui. Cela permet à la fois de faire des découvertes et de retrouver le type de musique qu’on aime particulièrement. Puisqu’on attend d’un critique qu’il dise ses préférences, ne cachons pas que la chanteuse guadeloupéenne Tricia Evy a tous nos suffrages. Par une sorte de miracle, elle a transformé la grande salle de l’Atrium (un peu moins bien remplie que le lendemain mais remplie quand même) en un de ces clubs de dimension restreinte où le contact entre les interprètes et le public se fait sans effort, ces clubs qui furent les lieux privilégiés de la diffusion du jazz avant la naissance des festivals qui rassemblent désormais des audiences bien plus nombreuses encore que celle de la salle Aimé Césaire (pourtant capable d’accueillir près d’un millier de personnes). Ce miracle tient d’abord à la personnalité de la chanteuse qui n’a pas besoin de communiquer beaucoup avec le public pour se faire adopter. Son talent – et Dieu sait qu’on l’écoute avec plaisir – ne l’empêche pas de se montrer modeste, signe que le show bizz ne lui est pas monté à la tête.
À côté de la personnalité empathique et modeste de Trycia Evy, le caractère d’intimité qu’elle a su créer tient encore à sa manière tout aussi modeste de présenter sa musique. Elle a fait en effet le choix d’un groupe très réduit, au point que la batterie en est bannie, la section rythmique étant tenu par le contrebassiste (Pierre Boussaguet) et encore est-ce trop dire puisque la contrebasse intervient assez rarement et plutôt comme un instrument ayant sa propre partie à jouer que comme une simple base rythmique. La part du violoncelliste (seule touche de modernité, Michaël Tafforeau joue sur un instrument électrique dépourvu de la caisse traditionnelle en bois dans laquelle les surréalistes reconnaissaient un corps féminin…) est encore plus réduite et cantonnée aux morceaux inspirés des biguines antillaises. Reste le pianiste (David Fackeure) qui est également l’arrangeur des morceaux, standards de jazz ou biguine, qui constituaient le programme de T. Evy ce soir-là, lequel pianiste est, lui, presque tout le temps mis à contribution et qui séduit dans les rares solos qui lui sont accordés. On l’aura compris, T. Evy présente un vrai récital centré sur le chant qui doit prendre toute sa place du début à la fin de la prestation. Même si l’amplification n’était peut-être pas exactement ce qu’on aurait voulu, on a eu beaucoup de plaisir à l’entendre, dans les standards davantage que dans les biguines ; et particulièrement dans un classique repris d’Ella Fitzgerald, mais passablement arrangé, qui a emporté le public.
Ajoutons pour finir, que les jeux de lumière étaient, à l’instar de l’édition précédente, sobres sans être ternes… et que le public martiniquais (celui de l’Atrium en tout cas) se montre toujours aussi timide lorsqu’on l’invite à chanter, y compris dans un répertoire – comme les biguines – qu’il est censé connaître (du moins les personnes d’un certain âge qui étaient, ce soir-là, en majorité).
Martinique Jazz Festival – 100 ans de jazz, du 26 novembre au 3 décembre 2017.
PS 1 : L’enregistrement du premier disque de jazz a été réalisé en 1917 à Chicago par l’Original Dixxie Jazz Band, un groupe de musiciens blancs !
PS 2 : Comme il est d’usage, il est précisé en toutes lettres dans le livret qui présente l’ensemble du programme de la saison 2017-2018 de Tropiques-Atrium : « après la fermeture des portes, les places numérotées ne sont plus garanties » (p. 108). En réalité, si vous vous êtes installé.e.s au moment où débute le spectacle à une autre place que la vôtre, vous risquez de vous faire déloger par des retardataires forts de leur bon droit, accompagnés ou non par une ouvreuse forte de son statut de représentante de l’autorité supérieure !