« The square » : du cynisme comme dépassement des contradictions?

— Par Roland Sabra —

Plus qu’une critique du monde de l’art contemporain qui n’est somme toute que le reflet de l’époque The Square, le film de Ruben Östlund aborde avec férocité, à partir d’une situation singulière dans un pays particulier et qui reste une référence en matière de «vivre ensemble», des thématiques universelles. Il déclare dans le dossier de presse : « Je voulais faire un film élégant en me servant de dispositifs visuels et rhétoriques pour bousculer le spectateur et le divertir. Sur le plan thématique, le film aborde plusieurs sujets, comme la responsabilité et la confiance, la richesse et la pauvreté, le pouvoir et l’impuissance, l’importance croissante que l’on accorde à l’individu par opposition à la désaffection vis-à-vis de la communauté et la méfiance à l’égard de l’État en matière de création artistique et de médias ».

The square est pour l’auteur une nouvelle fois l’occasion d’une illustration de l’effet papillon. Dans Snow therapy, prix du Jury Un Certain Regard en 2014, lors de vacances de neige, une avalanche de poudreuse s’abattait sur la terrasse d’un restaurant d’altitude et provoquait la fuite du père de famille abandonnant femme et enfants devant le danger. Il se réfugiait à l’intérieur n’emportant que son téléphone portable. Plus de peur que de mal, certes mais une fêlure se révélait. Elle allait devenir une ligne de fracture pour le couple. Dans The square on retrouve la même addiction au monde des objets, la même dépendance à l‘égard du téléphone portable, ce doudou qui n’est appelé objet transitionnel que par abus de langage puisque loin de contribuer à un passage vers l’age adulte, vers l’autonomie il plonge dans la dépendance. De longs plans séquences montrent des foules qui sortent des bouches de métro, des gares, traversent des places et des magasins, les yeux fixés sur le portable, moyen supposé de communication, incapables de répondre à la sollicitation concrète et réelle d’un passant dépourvu de cet objet magique ni de verser la moindre obole dans la main tendue du mendiant. La fêlure dans The Square prend naissance dans une scène où, alors qu’il traverse une place piétonne, le personnage principal veut porter secours à une femme terrorisée et s’interpose entre elle et son persécuteur. Figure du défenseur de la veuve et de l’orphelin il est le mâle protecteur, sûr de lui, conscient de sa valeur. Aussi, reprend-il son chemin, satisfait de l’efficacité de son intervention avant de s’apercevoir qu’il a été victime d’une mise en scène de deux larrons qui ont profiter de l’occasion de la fausse altercation pour lui voler son porte-feuille, ses boutons de manchettes et… son téléphone. Arrivé sur son lieu de travail un de ses subordonnés, figure opposée du stéréotype suédois au teint pâle et cheveux blonds, va lui proposer de récupérer son bien de façon pas très morale. Il va accepter et s’embarquer dans une histoire qui va venir parasiter son espace professionnel et provoquer dans sa vie de profonds bouleversements.

Christian est donc un conservateur « progressiste » de musée, traversé par des contradictions, déchiré entre un idéal de bonheur individuel et collectif et le constat d’inégalités criantes, de pauvreté persistantes, de misères rampantes. Homme d’influence, reconnu dans son milieu, humaniste sincère, on vient de le voir, il projette d’organiser une exposition dans laquelle l’installation sur une place de Stockholm devant le musée, un carré de quatre mètres sur quatre, dessiné au sol représenterait « un sanctuaire de confiance et de bienveillance […] où nous avons tous les mêmes droits et les mêmes devoirs. » Une sorte d’utopie matérialisée par un espace au sein duquel, abandonnant tout marqueur ethnique, social, l’espèce humaine retrouverait une virginité perdue et marcherait main dans la main sur le chemin d’un monde apaisé  d’écoute mutuelle et  d’aide réciproque.

Il faut vendre ce projet auprès de la presse dans un premier temps puis du public dans un second temps et pour cela il faut des spécialistes, des communicants, qui se révéleront être plutôt des « communicators » si l’on peut dire. Deux jeunes aigrefins vont être en effet, toujours dans la voie de l’illustration de la théorie du chaos, l’occasion d’un deuxième effet papillon. Mobilisé par le ressentiment et ses soucis personnels Christian va laisser publier par les deux Golden boys de la com’, une vidéo de promotion corrosive et explosive sur YouTube sans l’avoir projetée au préalable. Il s’en suivra une déflagration professionnelle qui paradoxalement s’avérera bien plus tard comme salutaire.

La tonalité générale du film s’il elle débute sur le ton d’une comédie légère verse inexorablement dans la farce tragi-comique. Les épisodes de vie amoureuses, ou les séquences de critiques d’une certaine vision de l’art contemporain, comme celle d’une interview au cours de laquelle Christian se montre incapable d’expliquer l’intention d’une œuvre d’art, ou celles d’installations énigmatiques voire loufoques qu’il tente de légitimer par un discours abscons et vide de contenus, ou bien celles de performances qui provoquent le malaise et finissent par dégénérer sont sans doute des digressions corrosives certes mais  secondaires. L’essentiel est ailleurs. Le propos principal demeure la dénonciation d’une société hypocrite, aux valeurs conflictuelles, partagée entre larmes de crocodile sur le sort des immigrés et frayeurs devant l’altérité qu’ils personnifient, qui se vautre, toute honte bue, dans l’adoration de l’instantanéité, dans le culte de l’apparence, dans l’infatuation, dans la servitude  à l’égard des réseaux sociaux et qui érige le cynisme en valeur suprême. Monde clos, auto-référencé, ou la vulgarité se maquille de mondanités.

La caméra fait preuve d’une grande dextérité pour suggérer l’enfermement à l’intérieur de la figure du quadrilatère, qu’il s’agisse du carré de l’installation, de celui du vertigineux travelling vertical final dans lequel le personnage semble s’enfoncer dans l’escalier au fur et à mesure qu’il grimpe les étages, ou encore qu’il s’agisse du rectangle de l’écran lors de la scène de monstration d’une « bête humaine » au cours d’un repas mondain et qui va, magie de la séquence, transporter la salle de Madiana vers un ailleurs où semblent se mêler convives et spectateurs. Si la bestialité se pare à l’occasion de robes du soir et de smokings elle porte aussi une tenue de ville.

Il faut souligner la qualité générale de l’interprétation qui participe grandement à la construction d’une œuvre intellectuellement et esthétiquement séduisante. Claes Bang excelle  dans la dualité à faire vivre un père sincère et malhabile, un conservateur de musée pénétré du sens de sa mission et en même temps traversé par le doute, qui s’exerce au cours de répétitions à simuler des discours improvisés pour faire plus vrai dans  cet univers d’apparence et de représentation. Terry Notary se révèle un performeur éblouissant de talent. Simiesque et profondément humain il versera du statut de bourreau à celui de victime. Elisabeth Moss incarne avec fantaisie une journaliste libre et féministe, les deux vont ensemble. Si lors d’une conférence de presse elle est parfois décontenancée par les réponses du Conservateur de musée, elle sait, après qu’il soit devenu son amant et dans l’intimité de la relation, le désarçonner avec des questions franches, directes et forcément dérangeantes. Dominique West joue du registre de la subtilité pour incarner un artiste célèbre dont l’interview est perturbée par un spectateur atteint du syndrome de Tourette. Le malheur d’autrui est un songe… la scène est drôle.

The sqare ? Une palme d’or méritée pour un cinéaste à suivre…

 

Fort-de-France, le, 16/11/2017

R.S.

The square

Genre : Drame

Réalisateur : Ruben Östlund

Pays : Suède, Danemark, Etats-Unis, France

Acteurs : Claes Bang, Dominic West, Elisabeth Moss, Terry Notary

Durée : 2h22