Le jury du prix Femina lui avait remis la semaine dernière un prix spécial pour l’ensemble de son œuvre. Elle était âgée de 84 ans.
Professeur honoraire au Collège de France où elle a succédé à Claude Lévi-Strauss, elle avait inauguré la chaire « d’étude comparée des sociétés africaines ». Elle a également dirigé le Laboratoire d’anthropologie sociale travaillant toute sa vie sur la construction de la hiérarchie entre le masculin et le féminin. Elle a été membre du Conseil consultatif national d’éthique et présidente du Conseil national du sida. Le jury (exclusivement féminin) du prix Femina lui avait remis la semaine dernière un prix spécial pour l’ensemble de son œuvre. Elle venait de publier Au gré des jours, où elle se confiait et faisait partager, selon son éditeur, « son amour des mots et son goût de vivre ».
« Françoise Héritier, que j’aimais tant, nous a quittés cette nuit. Au-delà de ma tristesse, je garderai en mémoire le souvenir d’une femme d’exception : grande intellectuelle, mais sensible, modeste et profonde. Elle était une amie. Elle était et restera un modèle », déclare l’éditrice Odile Jacob sur son compte Twitter. Françoise Héritier, un des très grands noms de l’anthropologie française, est morte à l’âge de 84 ans.
Source AFP
Dans la continuité Claude Lévi-Strauss, principal théoricien du structuralisme, Françoise Héritier approfondit la Théorie de l’Alliance et celle de la Prohibition de l’inceste, établies communément sur la notion de circulation des femmes. Elle avance le concept de l’« identique » et de sa « frustration répulsive », reprenant dès lors les approches de Lévi-Strauss et celle du Britannique Alfred Radcliffe-Brown. Elle s’appuie avant tout sur les notions de « nature » et d’« environnement » dans les conceptions des sociétés étudiées.
Comme Claude Levi-Strauss et comme son successeur Philippe Descola, Françoise Héritier fut d’abord directrice d’études à l’EHESS, puis le resta après son élection au Collège de France à la chaire d’anthropologie.
Elle est membre d’honneur de l’association Femmes & Sciences depuis sa création en 2000. Elle est membre du comité de parrainage de la Coordination française pour la Décennie de la culture de paix et de non-violence. Elle soutient, depuis sa création en 2001, le fonds associatif Non-Violence XXI. Elle est l’une des personnalités à l’origine de la création de la chaîne de télévision Arte.
En juillet 2011, elle intègre l’équipe de campagne de Martine Aubry pour l’élection présidentielle de 2012, chargée avec Caroline De Haas de la thématique « Femmes ». En 2012, avec plusieurs autres intellectuels, elle rédige un article dans Le Monde en faveur du candidat à la présidentielle François Hollande intitulé « Pourquoi il faut voter François Hollande » dans lequel elle développe les « raisons impératives d’élire François Hollande président de la République ».
Elle a rédigé la préface du livre Les femmes contre l’intégrisme de Maryam Radjavi, publié en mars 2013 en écrivant : « La misogynie et le rejet de l’égalité des sexes au nom de l’islam constituent (…) la force motrice de l’intégrisme ».
Elle a eu comme époux Michel Izard.
Sur les différences hommes/femmes
Françoise Héritier estime que certaines différences physiques entre femmes et hommes pourraient ne pas être une donnée biologique originelle, mais « une différence construite » due à « une pression de sélection » imposée par l’homme9. En effet, selon elle,
« L’alimentation des femmes a toujours été sujette à des interdits. Notamment dans les périodes où elles auraient eu besoin d’avoir un surplus de protéines, car enceintes ou allaitantes – je pense à l’Inde, à des sociétés africaines ou amérindiennes. Elles puisent donc énormément dans leur organisme sans que cela soit compensé par une nourriture convenable ; les produits « bons », la viande, le gras, etc. étant réservés prioritairement aux hommes. (…) Cette « pression de sélection » qui dure vraisemblablement depuis l’apparition de Néandertal, il y a 750 000 ans, a entraîné des transformations physiques. A découlé de cela le fait de privilégier les hommes grands et les femmes petites pour arriver à des écarts de taille et de corpulence entre hommes et femmes. »
Françoise Héritier constate que la distinction entre féminin et masculin est universelle et que « partout, de tout temps et en tout lieu, le masculin est considéré comme supérieur au féminin. » ; elle appelle cela « la valence différentielle des sexes ». Partant des travaux de Claude Lévi-Strauss, elle observe qu’un présupposé fondamental manque à sa théorie de l’alliance : pourquoi les hommes se sentaient-ils le droit d’utiliser les femmes comme monnaie d’échange ?
Elle écrit ainsi : « Cette forme de contrat entre hommes, l’expérience ethnologique nous la montre partout à l’œuvre. Sous toutes les latitudes, dans des groupes très différents les uns des autres, nous voyons des hommes qui échangent des femmes, et non l’inverse. Nous ne voyons jamais des femmes qui échangent des hommes, ni non plus des groupes mixtes, hommes et femmes, qui échangent entre eux des hommes et des femmes. Non, seuls, les hommes ont ce droit, et ils l’ont partout. C’est ce qui me fait dire que la valence différentielle des sexes existait déjà dès le paléolithique, dès les débuts de l’humanité. »
Selon Françoise Héritier, l’observation du monde incluant les différences anatomiques et physiologiques conduit à une classification binaire : « La plus importante des constantes, celle qui parcourt tout le monde animal, dont l’homme fait partie, c’est la différence des sexes. (…) Je crois que la pensée humaine s’est organisée à partir de cette constatation: il existe de l’identique et du différent. Toutes les choses vont ensuite être analysées et classées entre ces deux rubriques (…). Voilà comment pense l’humanité, on n’a pas observé de sociétés qui ne souscrivent pas à cette règle. Dans toutes les langues il y a des catégories binaires, qui opposent le chaud et le froid, le sec et l’humide, le dur et le mou, le haut et le bas, l’actif et le passif, le sain et le malsain… »
Elle constate que dans toutes les langues, ces catégories binaires sont rattachées au masculin ou au féminin. Par exemple, le chaud et le sec sont rattachés au masculin dans la pensée grecque, le froid et l’humide au féminin. Ces catégories sont toujours culturellement hiérarchisées : « L’observation ethnologique nous montre que le positif est toujours du côté du masculin, et le négatif du côté du féminin. Cela ne dépend pas de la catégorie elle-même: les mêmes qualités ne sont pas valorisées de la même manière sous toutes les latitudes. Non, cela dépend de son affectation au sexe masculin ou au sexe féminin. (…) Par exemple, chez nous, en Occident, « actif » (…) est valorisé, et donc associé au masculin, alors que « passif », moins apprécié, est associé au féminin. En Inde, c’est le contraire: la passivité est le signe de la sérénité (…). La passivité ici est masculine et elle est valorisée, l’activité – vue comme toujours un peu désordonnée – est féminine et elle est dévalorisée. »13
Ces catégories de valeurs n’ont donc rien d’essentiellement négatif ou positif : elles sont construites et varient selon l’époque et les régions. Si une valeur est considérée comme positive, elle se trouve rattachée au masculin – et cette même valeur pourrait être, sous une latitude différente ou à une autre époque, être considérée comme négative et alors être rattachée au féminin.
Elle a fait l’hypothèse que cette « valence différentielle des sexes », que d’autres comme Bourdieu appelleraient « domination masculine », résulterait de la volonté des hommes, incapables d’enfanter, de contrôler la reproduction.