—Par THOMAS COUTROT Attac , VINCENT DREZET (Snui) Solidaires finances publiques, PIERRE KHALFA Coprésident de la Fondation Copernic. Membres du Collectif pour un audit citoyen de la dette publique, CHRISTOPHE DELECOURT CGT Finances—
Jérôme Cahuzac, célébré jusqu’à sa chute comme le «moine soldat de la rigueur», était un cynique adepte de l’évasion fiscale. Grand écart dévastateur pour la politique de François Hollande, qui affirme maintenant vouloir désormais «éradiquer les paradis fiscaux». Cette ambition nouvelle et bienvenue est-elle envisageable sans remettre en cause le rôle prééminent des marchés financiers dans nos sociétés ? A notre avis, non.
L’évasion fiscale n’est pas qu’une «faute morale» (pour citer M. Cahuzac) attribuable à quelques brebis galeuses, ni une simple affaire de «délinquance financière». Il faut admettre que si, comme c’est établi par les spécialistes, la moitié du commerce international de biens et services transite par les paradis fiscaux, nous ne sommes pas confrontés à des pratiques délictueuses marginales mais à une logique systémique. L’éradication des paradis fiscaux et de l’évasion fiscale rebattrait toutes les cartes du jeu économique.
Leur essor prodigieux découle directement de la libéralisation des mouvements de capitaux intervenue dans les années 80. Les valises de billets à la frontière suisse faisaient partie depuis longtemps du folklore national, mais l’affaire a pris dès lors une tout autre dimension. Libres de déplacer d’un clic de souris leurs capitaux d’une place financière à l’autre, les riches particuliers ont rapidement appris à utiliser les services intermédiaires financiers pour «optimiser» la charge fiscale. Les multinationales, elles, ont appris à utiliser leurs réseaux mondiaux pour manipuler les prix de transferts de biens et de services afin de localiser l’essentiel de leurs profits dans des territoires fiscalement bienveillants. C’est ainsi que Google ou Total ne paient presque pas d’impôts dans leur pays d’origine. Quant aux banques, elles ont multiplié les filiales dans ces mêmes paradis fiscaux pour séduire cette clientèle de particuliers et de firmes transnationales. Les révélations de Offshore Leaks sur les placements organisés par BNP Paribas et le Crédit agricole aux Caïmans ou à Singapour ne font que confirmer ce qu’on savait déjà.
Les ordres de grandeur des sommes ainsi détournées donnent le vertige : la Commission européenne estime que 1 000 milliards d’euros échappent chaque année aux fiscs européens, soit 7 % du PIB de l’UE. Cela correspond pour la France, à 140 milliards d’euros par an, deux fois le montant de l’actuel déficit public.
La lutte résolue pour éradiquer les paradis fiscaux, qu’a annoncée François Hollande, rendrait donc inutile la poursuite des politiques de restriction budgétaire : même en ne récupérant que la moitié des sommes en jeu, l’équilibre budgétaire serait rétabli sans sacrifier les retraites, les emplois publics ou les investissements écologiques d’avenir.
Au-delà même des chiffres, l’éradication de ces paradis signifierait l’instauration de nouvelles règles du jeu qui transformeraient radicalement les rapports de forces entre la finance et la société. Les propositions de transparence énoncées par M. Hollande – comptabilité par pays, échange automatique d’informations bancaires – pourraient sembler aller dans le bon sens. Mais le renvoi de ces décisions au niveau européen, ou pire encore au G 20, risque de les retarder et les délayer fortement. Pour montrer sa détermination, la France doit prendre sans tarder des mesures énergiques qui ne pourront que stimuler l’élan européen.
Ces règles doivent d’abord, en effet, imposer la transparence des activités : obligation de publier les prix de transfert, les profits et les impôts payés pays par pays par les banques et les transnationales, mais aussi les activités des chambres de compensation, identification automatique des titulaires et des montants des fortunes offshore et des sociétés écrans.
Mais la transparence ne suffit pas. Il faut mettre au ban les paradis fiscaux en interdisant toute transaction financière avec eux et en obligeant les particuliers et les multinationales, françaises pour commencer, à rapatrier les avoirs qu’ils y possèdent. Il s’agit de remettre sous l’empire du droit commun les riches et les grandes entreprises à qui le néolibéralisme a permis de faire sécession vis-à-vis du reste de la société.
Enfin, force est de constater que les réformes de l’Etat menées par les gouvernements successifs sous des sigles divers (RGPP, Réate [Réforme de l’administration territoriale], MAP…) n’ont cessé d’amputer les moyens des services publics en charge de la lutte contre les fraudes. Il est temps de rompre avec ces politiques et de donner aux corps de contrôle les moyens humains, budgétaires et juridiques pour sanctionner efficacement les fraudes fiscales mais aussi sociales, économiques, industrielles, environnementales…
Le collectif pour un audit citoyen de la dette publique (1) regroupe de nombreuses organisations pour refuser les fausses évidences selon lesquelles l’austérité budgétaire serait un mal nécessaire. La lumière que jette l’actualité sur l’une des origines des déficits publics confirme ô combien ce diagnostic. Nous pensons le moment venu de renforcer l’action des mouvements sociaux et citoyens pour de véritables alternatives à l’austérité, à commencer par cette lutte résolue contre l’évasion fiscale systémique.
(1) audit-citoyen.org