— Par Joël Des Rosiers —
Pour moitié sont morts mes amis.
Je t’en ferai de nouveaux, dit la terre.
Non, rends-les moi, comme ils étaient, plutôt,
Avec leurs fautes et tout le reste, je pleurais.
Sea Canes(1), Dereck Walcott
J’écris cet hommage pour saluer la mémoire de deux penseurs qui viennent de disparaître. Et aussi pour vaincre l’immense peine qui m’étreint chaque fois qu’il y a à l’œuvre le rappel de l’enfance. Je ne raconterai pas ce que je sais de Bernard Labrousse ou de Maximilien Laroche. Mais ce que leur disparition laisse en moi d’humanités contuses. Si le premier est de ma génération, cela signifie-t-il que je sois moi-même en sursis et que désormais la mort puisse frapper sans préavis comme un huissier, un de ces jours insaisissables où s’éteint la lumière du jour ? Mon métier m’a appris au cours d’une longue fréquentation à côtoyer la mort, la fin irréfutable tant qu’elle n’est pas encore là, la grande amie, l’ennemie intime. Laroche m’avait dit un jour que les médecins regardent les hommes avec les deux yeux : l’un regarde la vie, l’autre la mort. Le constat de décès, lui avais-je dit, est l’une des noblesses de la médecine. Un homme certifie par écrit le passage d’un autre homme.
Ami d’enfance, professeur de philosophie au collège à vingt-huit ans, « roi de la terre », Bernard Labrousse a publié De l’idéologie dominée à Montréal en 1978 chez Nouvelle Optique. Il laisse à jamais présent son unique livre dans la mémoire des hommes, cet acte symbolique de son être pour la mort comme Empédocle, laissant au bord de l’Etna une de ses sandales comme preuve de sa fascination pour le feu. Après cette action grande et formidable, trop grande pour lui peut-être, Labrousse eut le privilège douloureux de faire partie d’une certaine élite intellectuelle. Il est le philosophe haïtien dont on peut dire comme Balzac de Daniel d’Arthez : « Sur son front brille l’étoile d’un génie supérieur. »
Étienne Balibar l’admirait. Althusser l’avait pressenti comme assistant. Il avait même été question de démarches en vue de l’obtention de l’agrégation de philosophie à condition qu’il récupère la nationalité française de son père. Plus personne n’ignore que plus de 2000 familles haïtiennes avaient gardé depuis l’Indépendance la citoyenneté de l’ancienne métropole. Parmi les siens, un oncle avait fait la guerre d’Algérie. Ses frères, leur service militaire. Quelques Haïtiens-Français, à la suite des faits d’armes du général Alexandre Dumas en Europe et lors de l’Expédition d’Égypte, se sont illustrés comme ce grand soldat sur les champs de bataille durant les deux guerres mondiales. Bernard avait laissé traîner tous les documents de naturalisation sur le plancher de ma R4. Cet acte manqué allait être déterminant. Alors qu’il devait intervenir au colloque de Vincennes en 1980, rien n’y fit. Bernard Labrousse remit en question sa destinée. Il aura choisi de vivre au bord du volcan, ici dans la province de Québec, pour mourir à soixante-sept ans d’une vie d’addiction, clochardisé, marginalisé, usé, oublié de ses pairs, esseulé dans une chambre comme un prophète à la parole miraculeusement préservée.
Les drogues qu’il prenait ont pu fonctionner comme des tentatives de se libérer du plaisir ordinaire et d’offrir quelque chose de plus à cet intellect d’exception. À l’occasion, elles le protégèrent du champ létal qui s’étend au-delà du plaisir ordinaire, jouissance qui menace d’annihiler le sujet. Dans ce cas de figure, la toxicité ne se retrouve pas dans les substances chimiques mais chez le sujet lui-même. Par-dessus tout, l’administration autodestructrice de la drogue aura réduit la parole du philosophe à un discours qui n’atteignit plus jamais son apogée mais se hissa à une frénésie supérieure, « poétique » comme le fut la langue dans laquelle Bernard Labrousse signa son fulgurant essai politique. La religion, opium du peuple depuis Marx, allait devenir l’arme idéologique des peuples dominés. Le trafic de l’opium, le nerf de la guerre contre l’Occident. L’histoire contemporaine, devenu un catalogue d’insurrections locales, donna raison à Bernard Labrousse. L’opium lui enseigna la sagesse. Sa vie est la métaphore de son livre, sa peau le parchemin d’une tragique littérarité, la hantise d’une possession du corps par l’Autre. En ouvrant le spectre de Marx à la postcolonie, Labrousse a couru le risque de surprendre l’héritage psychique des passés colonial et familial dont la mise à distance demeure interminable, sporadique, incontrôlable, imprévisible. L’Autre est le fantôme qu’il cherche, qu’il honore et qui l’enterre. Il aura défendu dans son livre le secret qu’il ne possédait pas.
Maximilien Laroche était un rhéteur plein d’ironie et quand bien même mélancolique de mélancolie caraïbe. Il avait publié la même année que Labrousse L’image comme écho (1978) dans la même maison d’édition dirigée alors par Hérard Jadotte. Titre rhapsodique évoquant le deuil de la présence de la nymphe Écho par un Narcisse pris dans les rets de son image. J’avais lu les deux livres à leur parution. Dans l’un des chapitres, Laroche y avait développé une proposition : « Le héros, dans le récit haïtien, se fait zombi parmi les zombis pour donner à tous le sel libérateur. » (p.37). Si Laroche définissait la fonction anti-idéologique du héros qui « consiste à transformer une régression individuelle vers la mort en un passage vers la vie », Labrousse subsumait les idéologies partielles de races et de classes en connaissance de cause, dans une totale indifférence envers son devenir personnel. Les deux livres se répondaient tant par le sacrifice purifié qu’exige la quête de vérité que par l’élégance du savoir sur la littérature et la culture haïtiennes.
Après une tentative ratée de débarquement en Haïti, Bernard s’était réfugié un temps en France où il espérait une issue universitaire à ses engagements intellectuels. Il m’avait rendu visite en compagnie de Jean-Claude Charles alors que je faisais mes études à Strasbourg, berceau du situationnisme, mouvement dont la gloire revient à Guy Debord. Jean-Claude ne comprenait guère l’affection fraternelle que nous ressentions depuis l’enfance l’un pour l’autre. J’étais jeune sympathisant situationniste. Je croyais en l’aristocratie du vers. Je lisais le Cardinal de Retz. Je commençais ma formation en psychanalyse en assistant aux Leçons du mardi de Lucien Israël, psychiatre et psychanalyste, ami de Lacan. J’accueillais des sans-papiers et des réfugiés dans l’ancien consulat d’Italie, un appartement de maître dans un immeuble cossu à proximité du parc de l’Orangerie que m’avait loué Madame Ott, une héritière de l’horlogerie suisse qui habitait Saverne. Elle m’avait surpris photographiant les beautés vétustes de l’appartement. Je ressemblais à son fils, il était médecin et photographe. Cela suffisait.
Bernard était jeune marxiste. Lecteur de Nietsche et de Heidegger, il aimait les lieux, leur style grandiloquent, hauts plafonds immaculés, parquets de chêne, salle de bain en marbre, chiens-assis sur les toits, portes-fenêtres géminées ouvrant sur des balcons en fer forgé très ornés d’Art nouveau et dont les magistrales baies appartenaient au vocabulaire esthétique inspiré de l’architecture allemande, bien plus moderne de la fin du XIXe siècle, en vogue à Strasbourg. La ville impériale était dédiée à devenir la vitrine de la supériorité de la culture germanique après l’annexion de l’Alsace par l’Allemagne. La Préfecture de police, sise Place de la République, de l’autre côté du parc, m’avait fait convoquer pour trafic humain. Le poète de Sainte-Lucie, Dereck Walcott, prix Nobel de littérature, le dramaturge de Haitian Trilogy, avait résolu la question à savoir comment peut-on être marxiste dans des pays où la population professe fortement leur foi religieuse. L’intellectuel marxiste n’a de compte à rendre qu’à Dieu, s’était-il exclamé, calme et en bonne forme, ce grand jour-là de son discours de réception.
La lecture croisée des deux ouvrages de Labrousse et Laroche avait laissé dans mon souvenir une postérité considérable. Je voyais en effet se constituer lentement sous mes yeux les humanités postcoloniales. J’ambitionnais à la suite de Fanon et des penseurs franco-égyptien, anglo-indien ou indien, André Green, W. Bion, Masud Khan, de confronter les théories de la psychanalyse au discours postcolonial. L’évolution de cette pensée rendra plus explicites les intuitions qui n’ont cessé depuis de me hanter : quel rôle ont joué les écrivains haïtiens de la métaspora dans l’histoire contemporaine ? Quel a été l’impact du trauma de l’exil sur leur psychisme et dans leur histoire personnelle ? Le colonialisme est-il en dernière instance un conflit intrapsychique (le mental slavery chanté par Bob Marley) ?
Laroche s’est éteint dans un fauteuil à quatre-vingt ans, un livre sur les genoux, après une longue vie de lettré. Il combattait une infection des valves artificielles du cœur qu’on lui avait posées. Maximilien Laroche avait fait de la ville de Québec une terre d’élection spirituelle, un lieu stable dans un monde périlleux et instable. Aucune terre n’est désormais à l’abri de la mondialisation des conflits comme le montre l’horreur d’un massacre de musulmans dans la mosquée de Sainte-Foy perpétré par un jeune suprémaciste blanc, en janvier dernier. Né au Cap-Haïtien, Laroche était un homme du Nord. Il l’est resté, au nord du futur, comme l’écrit Paul Celan, s’appropriant dès son arrivée de Toulouse le théâtre ouvrier du dramaturge québécois Marcel Dubé. Il apportait dans une œuvre prolifique « la différence francophone » aux contrées hyperboréales au moment où la création littéraire francophone subissait de grandes remises en questions et refusait de se laisser définir par la nationalité ou des subdivisions de lieux ou d’espaces : écritures migrantes, littérature-monde, French Global, posthistoire, autofiction, pseudobiographie… Nous étions loin du réalisme merveilleux. Présent à toutes ces convocations de la littérature et de la spéculation, enseignant dans plusieurs langues au gré des invitations dans les plus prestigieuses universités, Maximilien Laroche, le scholar sérieux, a manifesté au cours de sa carrière académique – et au-delà – une ouverture d’esprit, une curiosité, une disponibilité exceptionnelle à l’égard de ses étudiants, de ses collègues et des jeunes écrivains de l’époque. Des doctorants de toutes origines se pressaient sous sa fenêtre. Pour son honnêteté intellectuelle. Sa générosité. Son amour des frères humains. L’Afrique lui était chair. Les Antilles aussi, petites mais grandes dans son cœur, sporades où il portait manœuvre puisqu’il a longtemps siégé au jury du Prix Carbet.
Professeur émérite, grand passeur d’âmes, rayonnant et jovial, Laroche fascinait par son approche érudite de toutes les figures mythiques de la culture haïtienne. Le bizango maître de la nuit, le marasa à la puissance gémellaire, avaient pour lui des résonances d’une extraordinaire richesse conceptuelle. Il m’avait présenté à Édouard Glissant, il y a de nombreuses années, lors d’un colloque organisé à l’Université Laval autour du livre Le Discours antillais. J’avais lu des extraits de Savanes. Glissant m’en avait demandé le manuscrit. Quelque vingt ans plus tard, silencieux et digne au fond de la salle, Maximilien Laroche assista à la cérémonie de remise du Prix du Québec à l’Assemblée nationale. Sa présence m’avait ému.
Labrousse et Laroche. La vie pour la mort. La mort pour la vie. Eux deux furent des héros postcoloniaux.
Celui que l’on appelle Homère a raconté dans L’Odyssée l’épisode au cours duquel le héros Ulysse, voulant échapper à Polyphème, dit au cyclope avant de lui crever l’œil : « Mon nom est personne. (Outis en grec.) Mon père, ma mère, mes compagnons m’appellent personne. » Ce stratagème permet à Ulysse de fuir avec ses compagnons avant que Polyphème ne rameute les autres cyclopes qui croient leur congénère devenu fou lorsqu’il s’exclame : « Mes bons amis, Personne me tue ! ». Ulysse, héros ingénieux, s’est sauvé de l’île des cyclopes avec ses marins grâce à un simple acte de langage. Quoi ! La brousse (Tato ainsi connu), la roche (Maxi ainsi connu), sont-ils des masques, des jeux de mots pour échapper à la mort, la compagnie des ombres linguistiques qui dissimule le nom des hommes ? Le cyclope du mythe est-il l’ogre duvaliérien de la moitié du dernier siècle qui a dévoré tant des nôtres ? L’île des cyclopes enfin, est-ce notre belle île amère, l’enclos du mal qu’il faut fuir au risque d’y laisser sa peau ?
Il y a lieu de mettre à l’épreuve l’histoire contemporaine en lien avec la survivance des écrivains, ces Ulysse en proie à l’exil, la maladie et la mort. L’histoire d’Ulysse est un schibboleth, un « perejil », la différence ténue entre nos « parlers de Guinée » (Hanétha Vété-Congolo), nos accents, nos intonations, nos œuvres, tout ce qui fait de nous des êtres en manque de la prosodie des autres langues du monde, le sentiment inconsolable de la langue, le chant empourpré qui exalte les vies inversées et les morts dissemblables de Bernard Labrousse et Maximilien Laroche, en leurs âges défunts, réunis par la parole humaine, lieu essentiel de l’art et du sacré.
Joël Des Rosiers
17 août 2017
Montréal
1 Half my friends are dead.
I will make you new ones, said earth.
No, give them back, as they were, instead,
With faults and all, I cried.