— Par Axel Artheron —
Lorsque l’on se penche sur les dramaturgies caribéennes francophones contemporaines, force est de constater la vitalité ainsi que la richesse d’un champ qui se définit désormais en parfaite autonomie du champ littéraire. En effet, contrairement aux dramaturgies caribéennes dites « classiques » – il faut entendre par là les œuvres fondatrice du théâtre caribéen francophone qui de Césaire à Placoly, Condé ou Schartz-Bart ont participé à la mise en place d’un répertoire théâtrale en langue française de 1950 à 1990 – qui étaient le fait d’écrivains d’abord consacrés par la littérature avant d’aborder les côtes de l’écriture dramatique[1], ces dramaturgies contemporaines dessinent un archipel de textes et de formes dont la particularité est de circonscrire un champ artistique spécifique. En d’autres termes, l’écriture théâtrale contemporaine relèverait d’une aventure scripturale, esthétique, socio-artistique spécifique et indépendante des schèmes, structures et réseaux de la littérature. Les figures et œuvres de Gael Octavia, Gerty Dambury, Alfred Alexandre, Faubert Bolivar, Guy Régis Junior, Jean Durosier Desrivières, Pascale Anin etc… structurent un système d’écriture répondant à des codes esthétiques propres et des stratégies d’édition, de réception, et de programmation. C’est notamment le cas de l’auteur martiniquais Bernard Lagier, qui a édité en 2009 Moi chien créole aux éditions Lansman et qui publie aux éditions Bilk et Soul la pièce L’orchidée violée.
Cette pièce, L‘orchidée violée, créée en février 2016 à la Scène nationale Tropiques Atrium dans une mise en scène de Hassane Kassi Kouyaté, fut représentée à l’espace Roseau lors de la dernière édition du festival d’Avignon. La pièce met en scène un personnage, une femme, Maria, trentenaire, assise « sur un petit banc dans une pièce silencieuse d’un appartement. Lentement, elle compte et recompte sans cesse des grains de riz, placés dans le kwi entre ses jambes[2]. » Par l’entremise de ce personnage, Bernard Lagier livre le récit d’une double souffrance : celle du viol puis de la descente aux enfers morale et sociale qui finira d’accabler l’adolescente-mère. Dans un monologue polyphonique, cette femme fait entendre la douleur d’une mère confrontée à un impossible : celui d’aimer et d’accompagner ce fils de quinze ans, fruit d’un lourd passé et d’un sombre présent : Oui ! J’ai une existence, mais pas de vie. Mon existence, c’est ce fils qui dort à côté… Tout à côté. Il dort épuisé par cette journée terrible qu’il vient de passer. Je ne crois pas qu’il en ait jamais eu, lui non plus… de vie… Je l’ai fait, je l’ai mis au monde. J’étais déjà peut-être dans le néant.
Sur le chemin qui lie les questions de l’intime de ce personnage aux problématiques sociétales contemporaines, le texte creuse la problématique du sujet et de l’humain placé au cœur d’un monde qui fait l’expérience de la surmodernité que l’anthropologue Marc Augé définit dans Pour une anthropologie des mondes contemporains comme le résultat et la combinaison de trois figures de l’excès : l’excès temporel ou accélération de l’histoire, l’excès spatial et l’excès d’individualisme : « la surmodernité correspond à une accélération de l’histoire, un rétrécissement de l’espace et une individualisation des références… »[3]…
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[1]C’est le cas de la majorité des dramaturges, qui entrevoyaient l’écriture théâtrale dans le prolongement de leur engagement littéraire, ou parfois de leur double engagement littéraire et politique. C’est le cas naturellement d’Aimé Césaire, mais aussi d’Edouard Glissant, Vincent Placoly, Frantz Fanon, Frankétienne, Jean Métellus, Patrick Chamoiseau, Maryse Condé, Simone Schwartz-Bart, ou encore Sony Rupaire, voire Suzanne Dracius. L’écriture dramatique relevait ainsi d’une conception largement classique du théâtre, comme genre littéraire déterminé avant tout par les pouvoirs et la sémiologie du texte littéraire.
[2] Bernard Lagier, L’Orchidée violée, Paris, Bilk et Soul, 2016, p.10
[3] Marc Augé, Pour une anthropologie des mondes contemporains, paris, Aubier, 1994, p. 157