— Compte–rendu de lecture de Lyonel Icart —
« La question linguistique haïtienne / Textes choisis »
Robert Berrouët-Oriol et Hugues Saint-Fort
Éd. Zémès/Cidihca, juin 2017
Par Lyonel Icart, Ph.D.
Montréal, le 3 août 2017
Des heures durant, après la lecture du livre de Berrouët-Oriol et Saint-Fort « La question linguistique haïtienne / Textes choisis », je suis resté pensif. D’innombrables souvenirs de mon enfance au pays natal plongée dans le bilinguisme créole français de la nation ont refait surface. Et mon engagement en alphabétisation auprès de mes compatriotes à Montréal dans les années 1980 a ordonnancé mon appréhension de ces vingt-huit textes qui nous sont offerts. Au premier abord, je craignais un ouvrage de spécialistes émaillé de termes techniques qui auraient rendu la lecture fastidieuse. Fort heureusement, les auteurs ont su trouver le niveau de langue approprié pour séduire, accrocher et captiver le lecteur profane sans sacrifier la précision conceptuelle. Ils nous offrent un ouvrage qui ancre à sa juste place la langue injustement forclose de tous les Haïtiens, le kreyòl, sans congédier le français et l’héritage culturel qui l’accompagne.
La langue est le système symbolique qui nous permet de penser, d’appréhender le monde et de communiquer c’est-à-dire ce qui fait de nous ce que nous sommes. Elle touche à ce qu’il y a de plus essentiel en nous. Elle donne forme à notre identité. Et la coprésence des deux langues, français créole, sur le territoire n’est pas sans poser quelques difficultés. Nul doute donc que la question linguistique en Haïti ne soit l’un des problèmes les plus cruciaux du pays. Les auteurs ne cessent de le rappeler. Et pour aborder cette question centrale dans la société haïtienne, trois axes gouvernent l’organisation du livre : la créolistique, les problèmes de traduction et la question de l’aménagement linguistique.
1. La créolistique
Le français sur la terre d’Haïti, nous savons d’où il vient; mais le créole, cette langue née dans les colonies et qui a émergé de la rencontre des différents peuples européens et africains qui les ont peuplées, d’où vient-il? Comment est-il né ? C’est cette question qui inaugure le livre. Dans un texte de grande clarté Hugues Saint-Fort examine les trois hypothèses formulées historiquement par les linguistes quant à la genèse du créole.
– La première approche, celle dite substratiste, voit l’émergence du créole à partir des propriétés syntaxiques et sémantiques des langues africaines et affirme que le processus de lexification dérivé du français n’aurait pas joué de rôle significatif dans la genèse de la nouvelle langue.
– L’approche superstratiste, quant à elle, accrédite la thèse selon laquelle l’influence des langues européennes serait déterminante dans la formation et l’apparition des langues créoles, surtout celles à base française. Dans son livre, Philologie créole (1937), Jules Faine défendait l’idée que le créole haïtien provient directement du français régional parlé par les colons français du 17e siècle (Lefebvre 1998).
– Et enfin l’approche universaliste, que l’on pourrait aussi qualifier d’innéiste, voit dans l’émergence du créole (ou des créoles) la manifestation spontanée et naturelle de la faculté de langage propre à l’homme en l’absence de pressions normatives du corps social.
Hugues Saint-Fort qui signe ce texte ne prend pas fermement position mais semble pencher pour l’approche superstratiste. C’est aussi cette option qu’intuitivement, n’étant pas linguiste, je privilégierais. Car il me semble qu’il faille considérer ce trait simple que les faits de langue n’ont aucune pureté à préserver et qu’à l’évidence chacun de ces facteurs a concouru à la gestation et à la naissance des langues créoles. L’apparition du créole ne serait pas due à la présence de l’un des éléments à l’exclusion des autres mais que l’un de ces facteurs en est le principe constitutif dominant. Et dans le cadre de la société coloniale, il me semblerait que le créole soit, du moins à l’origine, principalement le produit de différentes variétés du français. La langue créole serait la dernière née des langues romanes, ai-je déjà lu sous la plume d’un anthropologue. Et dans mes souvenirs d’écolier au primaire en Haïti, un de mes professeurs, qui était une religieuse française, nous enjoignait de ne pas parler créole parce que ce n’était pas bien. Et pour appuyer ses dires, elle nous expliquait que du temps de la colonie, les jeunes gens qui retournaient en métropole étaient mal vus parce qu’ils parlaient créolei. Or, qui retournait en France sinon les fils et filles de colons ! Mais un autre souvenir d’enfance me conforte encore davantage dans ma préférence pour l’approche superstratiste. C’était aux alentours de 1962. Je devais avoir sept ans. À l’époque, sous la féroce dictature de Duvalier-Papa-Doc, mon père ne pouvait plus travailler. Alors, comme nous avions une grande maison, il louait des chambres à des nationaux et à des étrangers. C’est ainsi qu’une Québécoise, qui est devenue une amie de la famille, a habité notre maison. Un jour, un couple de ses amis en voyage au pays a naturellement loué une chambre chez nous. Je me souviens bien de leur arrivée. Notre amie était encore dans sa chambre à l’étage. Et ma mère a accueilli le couple. Celui-ci, chacun à tour de rôle, s’adressait à ma mère qui n’arrivait pas à comprendre ce qu’on lui disait. C’était pour elle comme une langue étrangère. Étonnée, désorientée, bouche bée (sans jeu de mots) était ma mère ! Elle s’attendait à un dialogue en français et l’accent, le vocabulaire, la syntaxe, tout lui paraissait étrange. Et oh! Surprise! La bonne qui était à côté d’elle, voyant le désarroi de ma mère, a joué à l’interprète. La bonne, cette dame, unilingue créolophone qui ne parlait qu’un français plus qu’approximatif comprenait parfaitement la langue des visiteurs québécois. C’est que le joual que parlaient ces québécois-là et le créole haïtien sont tous deux issus du vieux français du 17è siècleii. Je ne sais ce que valent ces souvenirs mais un autre fait milite en faveur de l’approche superstratiste. Lorsque deux cultures entrent en contact, s’établit nécessairement un rapport de forces, et dans le cas de la colonisation l’échange est toujours inégal, les colonisateurs imposant leur culture aux colonisés. En outre, ce déséquilibre dans l’échange l’est à un double titre : d’abord la langue du colon, ou plutôt ses différentes variétés, prédomine dans la nouvelle langue et, de plus, celle-ci, lorsque les masses s’emparent d’elle est symboliquement dominée par la variété de la langue du colon officiellement reconnue.
Le livre aborde cette question du statut des deux langues dans des textes très pertinents. Le diagnostic est sans appel : la question de la langue pose le problème de « l’inégalité sociale » (p.33) et de l’échec du système éducatif. Ce conflit entre le français et le créole régulièrement « se fait sentir tant sur le plan social que sur le plan éducatif » (p.146). Chacun de nous peut trouver des exemples de moquerie ou même d’humiliation d’autrui pour sa méconnaissance, sa connaissance lacunaire ou même sa prononciation créolisée du français. Cette connaissance lacunaire du français porte même un nom : le français marron, locution qui dit bien le mépris social dans lequel étaient tenus ces maquisards qui allaient engager les premières batailles contre le colonialisme. Dans la société haïtienne, la langue est un marqueur social. Pas plus de 10% des Haïtiensiii maîtrisent effectivement le français tandis que le créole est la langue de tous. Et le créole est la langue dédaignée. Le mépris qui lui a longtemps été témoigné et qu’on lui témoigne encore n’a d’égal que la violence des rapports sociaux dans une société où des traces de l’esclavage et de la colonisation sont encore visibles. Cette inégalité dans le champ linguistique recouvre bien évidement les inégalités socio-économiques. Maitriser le français est donc une condition d’ascension sociale. Plus on est proche du créole de par ses origines sociales plus il faut s’en démarquer. Et quelle que soit son origine sociale plus on veut affirmer son statut plus on doit se dissocier de la langue créole. « Tout tan sa w ap di an pi sanble ak franse (…) se tout tan moun apresye li. » (p. 140-141).
Là, un autre souvenir s’échappe de ma mémoire. Après dix ans d’Afrique, années pendant lesquelles je n’avais pas parlé créole sinon qu’entendre mes parents, je débarquais à Montréal à l’âge de vingt ans. Un mois après mon arrivée, un numéro de la revue Sèl que publiaient en créole les prêtres spiritains haïtiens exilés à New-York me tombe entre les mains. Je l’ai lu sur le champ. D’abord difficilement, puis lentement, et finalement avec fluidité, aisément, couramment. Et lorsque j’eus suivi une conférence du linguiste Yves Déjean sur l’orthographe du créole, j’ai pu l’écrire sans difficulté aucune. Et pourtant quelques années plus tard j’allais être sidéré par la remarque d’un intellectuel de nos compatriotes, journaliste à l’un des plus grands quotidiens de Montréal. La discussion tournait autour de la pièce de théâtre de Frankétienne, Pèlin tèt, jouée à Montréal et qu’il n’avait pas vue. Quand on lui offrit un exemplaire de la pièce, il prit cet air agacé et faussement désolé mais qui révélait toute sa condescendance pour confesser et protester : « M pa ka li kreyòl la ».
Du temps où il était encore interdit aux enfants de parler créole au jour d’aujourd’hui, les relations entre le créole et le français ont connu un profond bouleversement. Le créole a bénéficié d’une fulgurante progression en pénétrant toutes les sphères de la société; et cela sous l’impulsion de deux phénomènes. D’abord l’infiltration des religieux américains qui, dès les années 1940, pour leur faire lire la bible dans le but de les convertir au protestantisme, alphabétisèrent les masses populaires dans la seule langue qu’elles possèdent : le créole. L’église catholique a suivi et, fait intéressant à noter, la France ne s’impliqua dans la promotion du créole qu’après l’intervention des Américains. L’autre phénomène qui favorisa l’éclosion du créole dans toute une série de lieux sociétaux où il était exclu est la lutte citoyenne qui entraina la chute de la dictature dynastique des Duvalier en 1986. Ce moment marqua l’irruption de ces classes populaires sur la scène politique, notamment leur arrivée massive dans les médias radiophonique et télévisuel.
Cette situation nouvelle n’était bien sûr pas spontanée. Elle était déjà en gestation au cours des années 1970. La loi du 18 septembre 1979, instituant la Réforme Bernard, avait instauré le Kreyòl langue de la scolarisation fondamentale et du même souffle avait établi explicitement le statut du créole à titre de langue d’enseignement et objet d’enseignement. Et, en 1980, le Kreyòl était doté d’une orthographe officielle (p. 96). Ce long cheminement devait aboutir à cet accomplissement que fut sa reconnaissance, à côté du français, comme langue officielle dans la Constitution de 1987. Cependant, cette généralisation du créole ne lui apporta pas le rayonnement qu’on avait escompté. Si la présence du créole est, dans les médias, sur la scène politique et dans l’administration publique, incontournable, cette langue maternelle de tous les Haïtiens échoue à sortir le peuple de l’analphabétisme et à créer les conditions d’une scolarisation de masse de tous les enfants du pays. L’inégalité dont les deux langues sont frappées est à la fois cause et conséquence de l’échec du système scolaire. S’il était logique que l’on introduisît le créole comme langue d’enseignement, il faut néanmoins reconnaître que « malgré les trois réformes successives du système éducatif… l’enseignement du créole et en créole (p. 42-43) demeure très limité ». Cet échec est dû à deux facteurs :
D’abord le sous financement de l’éducation qui se manifeste dans « la quasi-absence d’outils didactiques standardisés et de haute qualité en créole ou dans les deux langues nationales », « la sous qualification des enseignants et l’obsolescence des structures et programmes » (p. 43) mais surtout dans le fait que l’État haïtien soit incapable d’assurer une offre éducationnelle à l’ensemble de la population puisqu’il n’a sous sa juridiction que 20 % des écoles, les 80% restants étant contrôlés « par le secteur privé et les ONG nationales et internationales » (p. 43). À ce chapitre, pour bien saisir l’ampleur du sous financement de l’éducation en Haïti et se rendre compte de l’exigence de développement qui s’impose à la nation, on n’a qu’à penser au budget, par exemple au hasard, de l’Université de Montréaliv qui est de 608 millions de dollars US pour l’exercice financier 2017-2018 tandis que celui de l’ensemble du ministère de l’éducation nationale et de la formation professionnellev d’Haïti, pour la même année financière 2017-2018, n’est que de 360 millions de dollars US. Un écart du simple au double.
Ensuite, l’autre cause de l’échec du système éducatif réside dans le rejet et par l’élite et par le peuple de l’utilisation de la langue créole dans l’enseignement. Il serait erroné de croire que seule l’élite refuse le créole dans l’enseignement. En effet, les parents des élèves de classes populaires aspirent à une éducation de qualité pour leurs enfants et, selon certains, le critère de cette éducation de qualité est, bien évidemment, qu’elle soit dispensée en français, langue dont le statut est valorisé dans la société. Et même pour eux-mêmes, ils ne conçoivent leur alphabétisation que dans la possibilité sinon de maîtriser, du moins d’acquérir les rudiments de l’écriture et de la lecture en français. Je me souviens que le combat mené dans le centre d’alphabétisation du Bureau de la communauté chrétienne des Haïtiens de Montréal pour l’alphabétisation en créole au début des années 1980 n’était pas gagné d’avance. L’argument que les apprenants nous servaient pour refuser notre proposition d’alphabétisation en créole était, bien sûr, le classique suivant : « Vous, vous maitrisez le français. Pourquoi nous refuser cette possibilité à nous et nous confiner au créole ? » Et quand ils ne disaient rien, c’était un silence lourd de reproches qui résonnait à tue-tête dans la salle de classe, silence beaucoup plus éloquent et cinglant que tous les arguments exprimés.
Ce conflit créole français a radicalisé les positions parmi les intervenants linguistes, éducateurs, littéraires, etc. Robert Berrouët-Oriol cite en exemple l’extrémisme du linguiste Yves Déjean qui prône le « tout en créole, tout de suite » (p. 48) et qui, de surcroit, prétend qu’Haïti est une société unilingue créolophone (p. 52-53). Robert Berrouët-Oriol fustige cette orientation sectaire (p. 53) et rappelle que la langue française fait partie de l’histoire d’Haïti comme l’illustre le fait que « rédigé et proclamé uniquement en français, l’Acte de l’Indépendance du premier janvier 1804 appartient au patrimoine linguistique et littéraire du pays et il peut être considéré comme étant au fondement de la première intervention implicite de l’État dans la vie des langues en Haïti » (p. 41).
Il n’est pas difficile de souscrire à la position de Robert Berrouët-Oriol. L’histoire nous apprend que plusieurs d’entre les pères de la Nation étaient analphabètes et ne parlaient qu’un français approximatif. Ils ont néanmoins choisi le français dans leurs communications officielles. Pouvait-il en être autrement? Il faut se garder des jugements a postériori et juger le passé en fonction des connaissances d’aujourd’hui. Y avait-il des lettrés créolophones ? L’État de la société à cette époque-là leur enjoignait de faire ce choix. Langue de la domination coloniale, le français, est devenu langue dominante de la nouvelle nation libre. Les pères de la Nation ont reconduit la langue de l’administration en vigueur à l’époque coloniale tout comme ils ont reconduit la société de grandes plantations. Ce choix reflète les rapports de force en présence dans la société à cette époque-là. Et dire que l’appropriation du français est un butin de guerre n’est pas un cliché; c’est affirmer dans le même mouvement de la liberté acquise, celle de choisir et d’utiliser la langue que nous voulons, c’est-à-dire celle dans laquelle nous inscrivons notre propre génie, notre propre sensibilité. Ce qui constitue l’âme d’une langue c’est l’imaginaire qu’elle transporte, les mythes et légendes qu’elle charrie avec elle. Et la flamme, et la fougue et la violence même de la langue de Boisrond Tonnerrevi disent assez que cette langue nous appartient, qu’elle n’a rien à voir avec la langue des colons, que sur cette terre, cette langue, nous l’avons reconfigurée. Ce n’est donc pas la langue du colon que nous avons choisie mais une langue forgée par nous et dans laquelle s’exprime notre désormais projet de peuple. Ce que rejette Boisrond Tonnerre du texte de Charéron ce n’est pas le contenu mais la forme. C’est cette langue passionnée, enflammée, brûlante et fougueuse, lyrique et violente qui dit notre nouveau rapport au monde, c’est cette langue-là que les Pères de la Nation ont choisie quand le premier d’entre eux confie à son secrétaire le soin d’exprimer leurs sentiments et de rédiger l’Acte d’indépendance qui affirme notre liberté. C’est une langue délestée de ses scories colonialistes. Les trois textesvii de Boisrond Tonnerre appartiennent au patrimoine révolutionnaire mondial et comptent parmi les plus beaux et les plus achevés de la littérature universelle. Et depuis lors, de Justin Lhérisson à Frankétienne en passant par Jacques Roumain et Jacques Stephen Alexis sans oublier Lyonel Trouillot et Anthony Phelps, les auteurs haïtiens n’ont, par leurs écrits, jamais cessé d’affirmer que cette langue leur appartient selon des modalités vernaculaires qui enrichissent le patrimoine francophone mondial.
Que le colon vienne ensuite nous regarder comme des pantins qui l’imitent, nous devrions n’avoir que faire du regard du colon. Ce n’est pas en référence à lui que nos libérateurs ont fait leur choix mais en fonction de leur propre histoire et de leurs propres projets. À nous de relever le défi en assumant l’histoire, toute l’histoire. Et maintenant que le néolibéralisme, avatar du colon, essaie de nous enfermer dans l’unilinguisme alors que le mouvement même de la mondialisation commande le plurilinguisme et nous voilà qui tombons tête baissée dans le panneau quand il faudrait au contraire valoriser notre bilinguisme et même nous ouvrir aux langues voisines que sont l’espagnol et l’anglais, et pourquoi pas le portugais. Car la stratégie est simple : promouvoir l’unilinguisme créole pour qu’ensuite l’anglais puisse se substituer au français.
Non! Nous devons refuser les cadres imposés par l’Autre. C’est ce à quoi nous invitent les auteurs de ce livre : ils nous proposent de nous évader, de quitter enfin la plantation en faisant des choix ; des choix conscients, clairs et raisonnés en matière de langue par le moyen d’une législation contraignante qui serve de socle à l’aménagement dans la société des deux langues désormais officielles que sont le français et le kreyòl. Car le point de vue des auteurs est qu’il faille enfin assumer notre histoire en acceptant les deux langues sœurs que nous avons façonnées au cours de ces deux siècles.
2. L’aménagement linguistique
Dans la situation de dépendance dans laquelle se trouve Haïti, si nous ne prenons pas en charge nous-mêmes notre plus puissant outil culturel nous risquons, comme on dit au Québec, de nous faire organiser par d’autres. Et perdre le contrôle de l’outil qui nous sert à penser, c’est perdre notre identité. Puisque « la citoyenneté se formule et s’énonce d’abord dans la langue maternelle », « le créole… doit être légalement protégé et [son usage] garanti dans toutes les sphères de la vie nationale » (p. 53)
Et sur ce constat, nos deux spécialistes posent ici les fondamentaux d’une prise en main de la question linguistique. Tout d’abord, il faut « libérer la problématique des langues de l’enfermement idéologique dans lequel elle est régulièrement enchaînée par certains discours identitaires, sectaires et populistes », nous dit Robert Berrouët-Oriol. Et pour ce faire, il faut « instituer le cadre jurilinguistique d’une intervention ordonnée de l’État à l’échelle du pays tout entier et singulièrement dans le système éducatif » (p. 49)
Pourquoi le système éducatif en particulier ? Parce que c’est lui qui forme les citoyens et les compétences dont la société a besoin pour se développer et sans une scolarisation qui rejoint l’ensemble de la population et qui donne à chacun la possibilité de s’éduquer, de se former et de s’instruire, le système est condamné à reproduire les échecs et les inégalités qu’il produit depuis deux siècles. Aussi, les auteurs réclament de l’État une législation qui garantit « l’utilisation du créole dans tous les systèmes d’éducation, de la maternelle à l’enseignement supérieur et technique, à parité statutaire avec le français » (p. 53). Cette intervention législative de l’État doit consacrer « l’équité des droits linguistiques » en ce sens que « tous les Haïtiens, égaux devant la loi, ont tous les mêmes droits linguistiques… les créolophones comme les… francocréolophones » (p.80)
C’est à partir de cette future politique linguistique qui encadrera et régira l’utilisation des deux langues officielles dans tous les espaces de la vie publique que l’intervention de l’État pourra s’ordonner de manière efficace.
Une priorité pour les auteurs est la refondation et non pas la reconstruction du système éducatif (p. 45). Illusoire prétention que de croire au rapiéçage du système en place ! Pour cela l’État doit d’abord contrôler à 100% l’offre éducationnelle. Ce contrôle devra permettre de sortir le système éducatif haïtien de sa balkanisation et de son morcellement entre écoles publiques largement minoritaires et écoles privées sous contrôle national ou international, religieux ou non (p. 43), système dont chaque segment promeut des objectifs différents, favorise des qualités différentes, bref produit des citoyens différenciés (p. 58), laminant ainsi la cohérence nationale.
Ensuite, la généralisation de l’enseignement en créole et du créole à tous les niveaux éducatifs est actuellement impensable en l’absence d’un « corps d’enseignants qualifiés » et de l’inexistence « du matériel didactique dans toutes les matières enseignées ». C’est un immense « chantier terminolinguistique » à mettre en place, un travail titanesque de traduction à entreprendre afin de doter l’école haïtienne d’ouvrages scientifiques et techniques en créole dans tous les domaines (p. 48).
3. Les problèmes de traduction
Dans cette partie essentiellement rédigée par Robert Berrouët-Oriol, on apprend que même si « la traduction comme métier appris à l’université et par des stages en institution n’existe pas encore », qu’elle est essentiellement « une traduction généraliste et autodidacte » (p. 153), le marché de la traduction vers le créole comporte une histoire qui a bien dû commencer dès le temps de la colonie mais dont les premières traces documentaires remontent au milieu des années 1920 avec la Bible comme principal chantier (p. 154).
La langue créole s’est développée dans un univers social, économique et culturel qui est longtemps resté en marge de nombreux développements scientifiques et technologiques. C’est une des conséquences de l’exclusion du créole au profit du français dans l’histoire du pays. Avec des exemples concrets sont montrées les limites de certains procédés de traduction que sont, par exemple, les périphrases explicatives. Si comme toutes les langues naturelles le créole peut intégrer de nouveaux mots par emprunts, il faut bien se garder des pièges de la translitération mot pour mot, les calques, qui frôlent bien souvent le sémantisme zéro si l’on ne tient pas compte du fait qu’une traduction s’effectue toujours d’un registre de langue vers un autre registre (p. 161). Et les exemples de difficultés en matière de traduction vers le créole sont pris dans différentes sphères de la vie : dans le tourisme, dans l’affichage commercial, dans le monde des affaires, dans la publicité, dans des journaux scientifiques universitaires, etc.
Conscient qu’il s’agit d’un champ d’intervention immense si l’on veut viser la parité statutaire avec le français, Robert Berrouët-Oriol propose de jeter les bases théoriques et les contours d’une spécialisation en traductologie créole, la traductologie étant la discipline universitaire qui désigne l’étude théorique de la traduction ou science qui étudie le processus et les règles de la traduction (p. 175). Vaste chantier s’il en est mais nécessaire pour que le créole, langue de tous les Haïtiens, bénéficie dans le corps social du pays de la parité statutaire avec le français (p. 176).
Une Académie créole pour ce faire ? Et bien non ! Si la Constitution de 1987 prévoit la création d’une telle Académie, celle mise en place en 2014 n’est pas légitime. Les auteurs récusent, à ce moment-ci, la création d’une Académie créole, et singulièrement la création de cette académie-là parce qu’elle est née dans la controverse, la confusion et l’imposture d’autant plus qu’elle n’est pas l’émanation de l’État haïtien, seule instance habilitée à créer une telle institution (p. 72-77) et qui a le devoir de l’assujettir à une « loi sur l’aménagement des deux langues officielles » (p. 49, 60 et 70).
En amont des problèmes de traduction, il faudra régler la question de la variété dialectale qui sera adoptée comme créole standard (p. 38). C’est également un préalable à l’élaboration d’un dictionnaire unilingue créole, et c’est l’une des tâches d’une Académie créée sous mandat de l’État (p. 66). Cette question est donc d’une importance capitale car la palette dialectale est large. Outre les différentes variétés qui existent au pays, un souvenir me permet d’élargir la question. J’étais dans les studios de Radio-Québec. C’était au début des années 1980. Dans le cadre des émissions Planète, le cinéaste haïtien Roland Paret réalisait un documentaire sur les Haïtiens de Montréal. À l’écran, le prêtre jésuite haïtien Karl Lévêque livrait son point de vue sur une question liée à la communauté haïtienne. Il s’exprimait en créole et le réalisateur Roland Paret supervisait le sous-titrage en français. Le producteur de l’émission, un québécois pure laine, était également présent dans la salle de montage. À un moment donné, celui-ci se tourne vers moi et me lance : « Ça m’embête de sous-titrer ça. J’comprends tout ».
Karl Lévêque appartient à la bourgeoisie haïtienne. Né au Cap-Haïtien, il fait ses études secondaires dans la capitale, à Saint-Louis de Gonzague. Il quitte Haïti pour le Québec en 1960, à l’âge de 23 ans. Par la suite il se rend en France parachever un doctorat en philosophie. À ce moment-là, il n’était jamais retourné en Haïti. La langue créole de Karl Lévêque dans son vocabulaire, dans sa syntaxe, dans son accent et sa prononciation, comprise aisément par un Québécois unilingue francophone, universitaire comme lui, n’est certainement pas celle de la traductrice improvisée de ma mère.
Entre le créole et le français haïtiens d’un côté et le joual et le français québécois de l’autre, il y a là tout un champ d’investigation linguistique qui enrichirait les deux plus grandes nations francophones d’Amérique. La Francocréolophonie haïtienne a tout intérêt à dialoguer avec le Québec. Et si l’on ajoutait les Acadiens ? Et les Franco Antillais?
Au moment où Haïti peine à se relever du terrible séisme de 2010 et que tout est à reconstruire, le livre de Berrouët-Oriol et Saint-Fort propose une intervention étatique claire et précise dans un domaine crucial pour l’avenir du pays : l’éducation articulée à la problématique linguistique, deux boulets qui minent la société haïtienne depuis sa fondation. L’exclusion du fait créole dans le champ de l’éducation a favorisé la formation d’un groupe minoritaire francophone au détriment de l’immense majorité. Le manque de vision dans ce domaine a fourvoyé le pays sur le chemin d’un apartheid obscurantiste qu’il est nécessaire de corriger si l’on veut sortir le pays du sous-développement. Bien sûr les besoins primaires : se nourrir, se soigner et se loger doivent être satisfaits mais la production et l’amélioration même de ces nécessités réclament une population éduquée et bien formée, clé du développement. En ce sens, l’aménagement de nos deux langues héritées de l’histoire, français et créole, que proposent nos deux linguistes est à prendre urgemment en considération.
iNOTES
Il me semble également que j’ai eu l’occasion de lire des énoncés similaires quelque part.
ii Je ne sais de quelle région d’Haïti venait notre bonne et je ne sais pas non plus de quelle région du Québec était originaire le couple québécois. Toujours est-il que ces locuteurs parlant créole et joual se comprenaient.
iii Comme le souligne Berrouët-Oriol aucune étude ne vient appuyer ce genre d’affirmation. En revanche, l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) –citant le Rapport sur le développement humain (PNUD, 2010) et World Population Prospects The 2008 Revision (Division des affaires économiques et sociales des Nations Unies, 2008)–, estimait en 2010 le nombre de locuteurs de français en Haïti à 4 279 000 personnes sur un total de 10 188 000 habitants.
vi Boisrond Tonnerre était un créolophone convaincu et revendicateur par ailleurs, faut-il le rappeler.
vii Il s’agit de : La réplique de Boisrond Tonnerre au texte de Charéron, La proclamation du général en chef au peuple d’Haïti et l’Acte d’indépendance. On pourrait aussi ajouter le quatrain qu’il rédigea sur les murs de sa prison la veille de son exécution.