Homo economicus, un guide incertain

—Par Daniel Cohen—

economicsEn tant qu’humains, nous sommes en conflit intérieur permanent entre désir de gratification immédiate et gestion prudente de nos vies. Ce conflit s’exprime aussi au niveau sociétal. Comment faire en sorte que l’homo economicus en nous prenne les meilleures décisions possibles au plan personnel comme au plan économique ?

Épicure, dont les aspirants au bonheur se croient souvent les disciples, est en accord avec l’idée moderne, qui sera notamment énoncée par Jeremy Bentham au XVIIIe siècle, selon laquelle il faut chercher le plaisir et éviter la douleur. Épicure prend pourtant grand soin de distinguer les plaisirs « en mouvement », liés à la satisfaction d’un besoin, et donc mêlés de douleur, et les plaisirs « en repos », statiques, purs, qui supposent les désirs satisfaits. Platon, dans le Gorgias, est plus radical. La recherche du bonheur souffre à ses yeux d’une contradiction fondamentale : le bonheur a besoin du désir, alors que celui-ci exclut le bonheur. Pour Platon, le bonheur, s’il faut l’appeler ainsi, est la récompense d’une « bonne vie », pas son but. Une bonne vie (eudainomia), c’est trouver sa place dans le monde des humains, comme une étoile qui tourne en harmonie autour d’une autre. Aristote conclut prudemment, dans l’Ethique à Nicomaque, que la spécificité de l’homme étant la raison et la vertu, « les actions conformes à la vertu sont des plaisirs par leur propre nature ; dès lors la vie des gens de bien n’a nullement besoin que le plaisir vienne s’y ajouter comme un surcroît postiche, mais elle a son plaisir en elle-même ».

Les économistes ont longtemps récusé la distinction entre les plaisirs vulgaires et ceux qui élèvent l’âme. Ceux qui comprennent la beauté d’une œuvre d’art sont certes plus heureux que les autres. L’effort qu’il faut consentir pour comprendre la force artistique d’un opéra est payé en retour d’un bonheur plus grand, à la manière d’un investissement. Mais cela ne crée pas une différence qualitative entre l’opéra et la télévision, seulement une différence de degré. Des variables telles que le sens de la vie (purpose in life), des rapports positifs avec autrui et avec soi-même, comptent pour beaucoup dans le bonheur des individus. Mais pourquoi faudrait-il les opposer à la recherche d’autres satisfactions plus triviales : avoir une belle voiture, un bel appartement… Tout est question de dosage…

À l’image d’un souverain qui disposerait de tous les leviers du pouvoir, Homo economicus choisirait librement, selon ce modèle, le bien et le mal, le temps passé à travailler et à faire la grasse matinée… Qui peut y croire ? Bien loin de la gestion notariale de ses affects, tout homme est un composé des personnalités diverses qui cohabitent plus ou moins harmonieusement. Vous pouvez avoir un rendez-vous essentiel pour votre carrière et pourtant vous jeter à l’eau pour sauver un passant qui se noie. Aucun calcul n’est ici à l’oeuvre. Vous passez, sous le coup de l’émotion, d’un état à un autre… Dans son livre Le capitalisme est-il moral ?, André Comte-Sponville a proposé une typologie très utile, inspirée de la théorie des trois pouvoirs de Pascal. Ce dernier distinguait la chair, la raison, et le coeur (« qui a ses raisons que la raison ne connait pas »…). Comte-Sponville propose pour sa part quatre catégories: l’économie, la politique, la morale et l’amour. Chacune a sa logique propre. Une mère qui s’occuperait de ses enfants par devoir serait une mauvaise mère. Un homme ou une femme politique qui s’en remettrait à la morale pour guider ses actions ferait sans doute un piètre dirigeant. De même l’économie a-t-elle ses règles, celle du calcul et de la recherche du profit, distinctes de celles de la morale ou la politique.

Même à l’intérieur de choix réputés économiques et rationnels, cohabitent toutefois en nous des êtres en conflits. Je peux vouloir épargner pour préparer ma retraite ou l’avenir de mes enfants, et pourtant je n’y parviens pas, dépensant « malgré moi » les économies du ménage. Vivent en nous des êtres qui s’affrontent, véritables Dr Jekyll et Mr Hyde, jumeaux inséparables qui se haïssent l’un l’autre. Le souci de vivre en conformité avec un idéal se dispute avec le désir de gratifications immédiates qui en écartent. Comment leur apprendre à coexister ? Le célèbre exemple d’Ulysse et les sirènes donne une illustration des méthodes possibles. Pour Jon Elster, qui a commenté dans un texte célèbre ce passage de l’Odyssée, il s’agit pour Ulysse de « gérer rationnellement son irrationalité ». Je connais mes tentations, céder au chant des sirènes, je les gère par anticipation en liant à un mât celui que je ne veux pas devenir. Si je fais un régime pour maigrir, j’éviterai de passer devant une pâtisserie. Si je dois épargner pour préparer mes vieux jours, je souscrirai à un placement illiquide, pour éviter de le dépenser. Je me bats contre l’être que je pourrais devenir. L’Homo economicus qui m’habite est à la peine. Il maximise une utilité mais il ne sait pas celle de qui.

Le conflit entre la recherche de gratifications immédiates et le souci du long terme témoigne de la difficulté d’être « raisonnable ». Longtemps, les économistes ont pensé que le problème était simplement d’arbitrer entre une récompense aujourd’hui et une autre demain. Si l’on me demande : préfèrerais-tu recevoir cent euros demain ou deux cent euros dans un an et un jour, je répondrai deux cents euros dans un an et un jour. Le rendement est intéressant, je reporte volontiers à plus tard la récompense. Mais si l’on m’offre cent euros tout de suite ou deux cents euros dans un an, je vais répondre cent euros maintenant, même si la distance dans le temps n’a pas changé entre les deux options. Car le moment présent réveille un individu autre que celui que je voulais être hier, quelqu’un qui veut tout « tout de suite !»… Si je comprends mes propres tentations, je m’arrangerai « à l’avance » pour qu’on ne m’offre pas le choix, pour m’obliger à prendre 200 euros dans un an sans passer par la case 100 euros. Tel Ulysse, je chercherai à m’attacher à un mât pour me hisser au dessus de ma condition, d’alcoolique, de déviant, de vorace…

Heureusement, je ne suis pas seul. La société m’aide à gérer les décisions les plus lourdes. L’assurance-vieillesse ou maladie est obligatoire, tout comme la scolarité des enfants. Les États-Unis, qui laissent un plus grand choix individuel que les Européens en ce domaine, sont aussi le pays où, pour cette raison-même, les plus grandes misères s’observent. Et la grande faillite américaine de l’année 2008 tient en grande partie à la manière absurde dont on a poussé la population la plus fragile vers le sur-endettement. La dérégulation financière aux États-Unis a tout fait pour pousser les ménages à utiliser des cartes de crédit ou prendre des crédits hypothécaires au-delà de leurs moyens. Elle a détaché Ulysse, et l’Amérique s’est noyée…

 

Références et liens recommandés

Paris School of Economics

Travaux de l’OCDE sur l’économie

Cohen, Daniel (2012), Homo Economicus, prophète (égaré) des temps nouveaux, Albin Michel, Paris.

Problématiques du Forum de l’OCDE 2013