— Par Roland Sabra —
« Le repas des fauves » de Vahé Katcha et adapté au théâtre par Julien Sibre est construit autour d’un débat éthique vieux comme le monde. Le succès populaire de la pièce atteste de la permanence d’un questionnement autour d’éthique déontologique et éthique conséquentialiste.
1942 en France, une ville de province, un dîner de la bourgeoisie locale. Pour l’anniversaire de Sophie, Victor, son mari a réuni le cercle des intimes. Malgré l’Occupation et les restrictions la soirée s’annonce festive. Combines, marché noir, petits arrangements, compromission et collaboration ont été les pourvoyeurs de la fête. Au milieu des échanges et des mondanités, au piede l’immeuble un attentat tue deux officiers allemands. Kaubach, le chef de la Gestapo exige deux otages par appartement. Parce qu’il fréquente la librairie de Victor, et par « courtoisie », il accorde deux heures aux sept convives pour designer deux d’entre eux . Outre le couple mari et femme il y a là Jean-Paul, le médecin, Pierre, aveugle et réformé depuis qu’il est rentré du front, André, qui vend sans complexe de l’acier aux Allemands, Françoise, une veuve attirée par la Résistance, et Vincent, maître de philosophie désabusé. L’alternative est simple dans son énoncé. Ou bien deux d’entre eux seront choisis et emmenés ou bien en cas de refus tous les sept seront déportés.
L’éthique conséquentialiste, l’utilitarisme, n’admets comme seule règle morale, que le principe d’utilité à savoir « le plus grand bien pour le plus grand nombre »; ou encore : agis de telle sorte que le résultat prévisible produise le maximum de « bien » et le minimum de « mal ». Il faut donc en sacrifier deux pour en sauver cinq. La fin justifie les moyens.
L’éthique déontologique estime que la décision à prendre s ‘évalue à l’aune de certaines obligations éthiques générales qui incombent à chaque personne en vertu de son caractère fondamental d’être autonome, c’est-à-dire d’individu présumé capable de diriger sa volonté et de se soumettre librement à des règles morales. Esthète ou artiste : un acte bon est un acte bon « en soi » indépendamment de ses conséquences. Il est immoral de se substituer au bourreau, il faut donc refuser de choisir au nom d’un éthique de la vertu.
André un des personnages, un peu collabo, il est vrai assène « Je préfère être un nazi vivant qu’un français mort ! ». Faut-il lui répondre : « Mieux vaut être un homme insatisfait qu’un porc satisfait », ou mieux vaut être Socrate insatisfait qu’un imbécile satisfait ! »
Michel Herland dans son roman « L’esclave » posait déjà ce dilemme. Un village assiégé devait pour être sauvé livrer deux femmes. Que faire ?
La compagnie Courtes Lignes avec « Le repas des fauves » semble opérer une légère inflexion dans sa programmation qui relève plutôt du genre théâtre de boulevard dont l’épigenèse n’est pas à faire ici mais dont il faut rappeler qu’il a lui aussi ses lettres de noblesse. Courtes Lignes excelle en son terrain, celui du rideau baissé, des trois coups, du dispositif frontal et du clin d’oeil appuyé« Au théâtre ce soir ». Depuis presque vingt-cinq ans elle se promène et entraîne son public fidèle de Courteline en Feydeau, de Cocteau en Christie, d’Aristophne en Amoureux, de Molière en Fenwick. La troupe se renouvelle autour d’un solide noyau. Ces dernières années s’il y a un peu plus de de gravité dans les thèmes choisis le traitement relève toujours de la la distanciation comique. Rire pour ne pas être engloutis. De la comédie à la tragi-comédie le pas de côté se marque toujours du plaisir d’être en scène, de dire, de jouer et de partager.
Fort-de-France, le 02/06/2017
R.S.