— Par Hélène Marquié —
Pour une fraction de la danse contemporaine actuelle, le genre est devenu une thématique à la mode. Le phénomène s’accompagne d’une prolifération de discours et de références théoriques postmodernes. La production se caractérise par l’exposition réitérée et se voulant ludique des stéréotypes de genre, notamment de la féminité, souvent caricaturée par le travestissement. Par contre, la thématique n’est ni traitée, ni analysée, au travers des relations entre les sexes, pas plus qu’elle n’est travaillée à partir des corps et de leur motricité. On constate un profond décalage entre les discours qui proclament une radicalité subversive, et une production, focalisée sur les signes et les apparences, qui maintient, voire renforce, les dissymétries entre les sexes et les genres. Cette dissymétrie qui donne toujours la primauté au sexe masculin, constitue bel et bien un renouvellement du genre des hiérarchies.
Au tournant de l’an 2000, la question des genres et des sexualités est devenue une thématique récurrente pour une fraction de la danse contemporaine. « C’est bien ancré dans l’air du temps : les jeux de genre font partie de notre quotidien » écrit la critique de danse Rosita Boisseau (2004a : 78). Je voudrais ici exposer les problèmes posés par l’utilisation discursive et performative du mot et du concept de genre, tant par les artistes que par celles et ceux − critiques, chercheuses et chercheurs, intellectuel‑le‑s – qui étudient leurs productions(1).
Mon étude porte sur le petit groupe de chorégraphes qui revendiquent explicitement une réflexion sur le genre dans leur travail. Il s’agit d’une communauté particulièrement homogène quant aux références invoquées sur le sujet, comme du point de vue des choix de son traitement esthétique ; homogène également quant aux conditions de production, de diffusion, de réception critique et de réception par un milieu artistique et intellectuel, enfin au niveau du public. La plupart appartiennent à la même génération, ont travaillé comme danseuses/danseurs dans les mêmes compagnies dans les années 1980‑1990, et se référent souvent les uns aux autres. Consacrés comme chorégraphes à la fin des années 1990, ils sont présentés comme une avant‑garde de la danse contemporaine actuelle légitimée par les institutions, notamment en terme de subventions. Leurs créations font l’objet de nombreux commentaires dans des médias qui leur assurent une autre forme de légitimité, d’ordre intellectuel (Mouvement, Art Press ou France‑Culture) ; elles font aussi l’objet de commentaires universitaires. On peut les voir dans des lieux à connotation avant‑gardiste, souvent parisiens, tels le Centre Pompidou, le Théâtre de la Bastille, le Théâtre de la Ville. Ces lieux attirent un public a priori composé d’« initiés », qui connaît les œuvres des uns quand il va voir celles des autres, et dont l’horizon d’attente est à la fois très précis et très restreint. Le groupe est largement mixte. Ces chorégraphes ont encore en commun de se revendiquer d’un art conceptuel, des productions artistiques et des théories postmodernes. D’une façon générale, on note une volonté de rupture avec la génération précédente des chorégraphes ayant émergé dans les années 1980, entre autres sur la question du genre, et une volonté de se définir comme « post- ». Ainsi, Yvane Chapuis (2002 : 14), dans l’introduction du numéro spécial d’Art Press consacré à la danse (c’est‑à‑dire, pour le journal, presque exclusivement à la forme de danse dont il est ici question), en parle comme d’une danse « post‑conceptuelle », « post‑minimale » et « post‑pop ».
Contexte et références
Revendications identitaires
La question du genre a surgi en France dans un contexte de revendications identitaires portant sur la masculinité, la féminité ou l’homosexualité masculine…
1 Il n’y a pas de réelle frontière entre les deux groupes, les chorégraphes produisant souvent des analyses de leurs œuvres, tandis que certain‑e‑s intellectuel‑le‑s sont partie prenante dans des créations.
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Photo : L’Homme qui danse, réalisé par Rosita Boisseau et Valérie Urréa, ARTE/Les films Pénélope.