14 mars – 25 juin 2017 Musée d’Orsay.
Rechercher un ordre situé au-delà des apparences physiques, dépasser les réalités matérielles pour approcher les mystères de l’existence, expérimenter l’oubli de soi-même dans l’unité parfaite avec le cosmos… L’expérience mystique a tout particulièrement inspiré les artistes symbolistes de la fin du XIXe siècle qui, en réaction au culte de la science et au naturalisme, ont choisi de suggérer l’émotion et le mystère.
Le paysage apparaît alors aux artistes comme le support privilégié de leur quête, lieu par excellence de la contemplation et de l’expression des sentiments intérieurs.
Ainsi, l’exposition, organisée en partenariat avec l’Art Gallery of Ontario de Toronto, explore le genre du paysage, à travers les oeuvres de Paul Gauguin, Maurice Denis, Ferdinand Hodler, Vincent Van Gogh notamment, mais présente aussi des peintres d’Amérique du Nord comme Giorgia O’Keeffe ou Emily Carr, moins connus du public français.
La contemplation, l’épreuve de la nuit ou de la guerre, la fusion de l’individu dans le cosmos, l’expérience des forces transcendantes de la nature : autant d’étapes d’un cheminement mystique que l’exposition suggère de parcourir.
Introduction
Le paysage est peu débattu dans le milieu du symbolisme alors que l’impressionnisme s’était emparé du sujet pour inventer une nouvelle peinture du sensible.
Pourtant, c’est par sa représentation que des artistes vont exprimer leurs interrogations spirituelles.
Face à la pensée positiviste, donnant la primeur à l’expérimentation, et devant un monde en pleine mutation, les artistes, touchés par une sorte d’idéalisme, en viennent à s’interroger sur leurs origines, leur culture religieuse, le rapport de l’homme à la nature. Cette dernière devient le lieu du questionnement intérieur, conduisant vers l’expérience mystique.
Répandu à la fin du XIXe siècle, le mysticisme est un phénomène lié à toutes les religions et les croyances, permettant d’approcher les mystères de l’existence dans l’unité avec la nature. Cette exposition se propose d’analyser comment le mysticisme a influencé la peinture de paysage à l’aube du XXe siècle jusqu’à favoriser la naissance de l’abstraction.
Les sections de l’exposition dévoilent des oeuvres d’artistes de cultures variées interrogeant la transcendance et l’immanence de la nature.
Sous-tendue par l’expérience plastique de Monet, la première section met le spectateur en situation face à l’oeuvre d’art, source de contemplation.
Mais nombreux sont les artistes qui partent du motif du paysage pour tradui
re leur quête mystique. Ainsi les Nabis et le thème du bois sacré, propice à la méditation.
La seconde section approfondit la notion du divin dans la nature à travers des oeuvres des courants synthétiste, symboliste et divisionniste. L’iconographie puise dans les registres chrétiens et panthéistes.
La peinture vive et singulière des artistes canadiens des années 1910-1930, dans la troisième section, relate l’histoire picturale du grand Nord influencée par les espaces naturels scandinaves. Le paysage, c’est aussi la nuit réelle ou intérieure, dans la quatrième section, nuit lumineuse, comme chez Van Gogh, mélancolique ou dramatique lorsque le mal s’invite.
A l’inverse, le peintre mystique Dulac ouvre la voie de l’universel. La dernière section aborde ce qui dépasse l’homme et le conduit vers l’au-delà des étoiles : le cosmos et sa lumière intersidérale.
Ce parcours se veut l’expression de ce que Kandinsky nomme « les chercheurs de l’intérieur dans l’extérieur ».
Monet, Van Gogh ou encore Klimt ont produit des oeuvres suscitant chez le spectateur un sentiment de transcendance, alors que l’objet tend à s’effacer au profit des couleurs.
Les séries de Monet sont un exemple de la capacité d’une oeuvre à provoquer la contemplation : les meules, par exemple, peuvent être vues comme une métaphore de la vie, dont la lumière change selon la période.
Evelyn Underhill, philosophe anglaise catholique, et Wassily Kandinsky notamment ont témoigné de cette puissance émotionnelle des Meules de Monet dans leurs écrits (respectivement Mysticism, en 1911, et Regards sur le passé et autres textes, en 1913). De même, Clémenceau voyait dans les Peupliers un « poème panthéiste ».
Henri Le Sidaner, à l’instar de la plupart de ces artistes, ne revendiqua aucune spiritualité particulière : son Jardin blanc au crépuscule exprime avant tout la recherche de tranquillité qui caractérisait cette « sorte de mystique qui n’a pas la foi », comme l’appelait le romancier Gabriel Mourey.
Odilon Redon avec Arbres sur un fond jaune interpelle aussi la sensibilité du regardeur par un décor onirique. La recherche formelle de ces artistes va ouvrir la voie de l’abstraction que théorise Kandinsky dans son ouvrage Du spirituel dans l’art, 1911-1912.
Celle-ci, par ses formes et ses couleurs dans lesquelles l’objet disparait, est en effet propice à une forme de promenade contemplative, permettant au spectateur « de s’oublier lui-même ».
Le thème du « bois sacré », adopté par Paul Gauguin et les peintres Nabis lors de leurs séjours à Pont-Aven, est l’un des exemples les plus significatifs d’une interprétation symboliste, profondément spirituelle, du paysage.
Celle-ci trouve ses origines dans le poème « Correspondances » de Charles Baudelaire, qui assimile la nature à un temple et la vie humaine à un chemin à travers « une forêt de symboles ».
Les arbres sont ainsi vus comme des piliers qui relient le monde matériel à une réalité supérieure. L’homme-pèlerin y parcourt son chemin en quête d’une spiritualité qui se reflète dans la nature.
Investi par l’invisible et le surnaturel, le bois peut également devenir le lieu où se manifestent des visions religieuses, comme dans La Lutte de Jacob avec l’Ange de Maurice Denis.
La vision mystique des Nabis trouve résonance en un style fortement novateur : la composition synthétique, les formes à plat et les couleurs vives et irréelles, sont les vecteurs d’une « vision de l’âme » proche de l’abstraction.
Charles Baudelaire, Correspondances, 1857
« La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
II est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
– Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,
Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens »
La quête spirituelle touche l’artiste de la fin du XIXe siècle avec une résonance différente selon son éducation religieuse, la culture de son pays ou encore ses réseaux d’influences.
A la recherche de temps primitifs supposés plus authentiques ou d’un idéalisme venant contrer la réalité positiviste du moment, les peintres ont vu dans le paysage le moyen de traduire l’interrogation de l’homme par rapport à la Création.
Tandis que des artistes accaparent les métaphores chrétiennes en les inscrivant dans le paysage local (le champ chez Van Gogh, le village chez Gauguin) pour exprimer leur questionnement intérieur, d’autres, tel Odilon Redon, traduisent leur recherche personnelle dans le paysage imaginaire et onirique.
Différemment, les divisionnistes, tel que Segantini ou Pellizza da Volpedo, laissent le paysage s’exprimer pour évoquer le divin dans l’ensemble de la création.
Cette vision panthéiste qui souligne l’immensité de la nature par rapport à la petitesse de l’homme est souvent exprimée par des allégories qui trouvent leur place dans le paysage.
Les symbolistes, comme Pierre Puvis de Chavannes et Alphonse Osbert, ont favorisé l’étude de la nature en tant que « paysage de l’âme » où la notion de divin peut entrer en accord avec le cadre naturel.
Dans les contrées d’Europe du Nord, des artistes comme Willumsem, Strindberg ou Fjaestad utilisèrent la nature comme moyen d’expression pour traduire leurs questionnements d’ordre mystique.
Un peu plus tard, au Canada, de jeunes peintres découvrent les artistes scandinaves lors d’une exposition à Buffalo, en 1913. Ils réalisent combien leur façon de traiter les grands espaces sauvages est proche de leurs propres aspirations.
Ils créeront en 1920 le Groupe des Sept (Harris, MacDonald, Lismer, Varley, Carmichael, Johnston, Jackson, sans Tom Thomson mort prématurément) et joueront un rôle important dans la définition, pour la première fois au Canada, d’un style de représentation des paysages d’Amérique du Nord.
Attirés par les lieux isolés, intemporels, vides de toute présence humaine, ils conçoivent les paysages comme des images symboliques, non exemptes de revendications identitaires. Ils interrogent le rapport de l’homme à la nature, en y incluant une dimension sacrée.
Plusieurs membres du groupe étaient, de fait, attirés par la théosophie, discipline développée aux Etats-Unis par Héléna Blavatsky.
Cette quête spirituelle se retrouve chez Emily Carr, originaire de Colombie-Britannique, proche de Harris et passionnée par les cultures primitives. Ses peintures de sites naturels amérindiens en font une artiste militante, questionnant sans cesse son identité au regard de la culture du grand Nord.
Œuvrant bien après 1918, Harris et Carr vont évoluer vers un style formel proche de l’abstraction.
La Nuit
Temps du rêve et du mystère, la nuit a toujours séduit les artistes. La génération des symbolistes s’est notamment inspirée des atmosphères nocturnes pour donner lieu à des interprétations à plusieurs degrés.
La nuit n’est pas seulement la nuit réelle, sujet de maintes études de lumière, mais aussi la nuit « de l’âme », chargée de significations spirituelles, symbole de mort, silence, solitude, mais aussi lieu de la transcendance et moyen possible d’union avec le Divin.
Précurseur de ces visions, James Abbott McNeill Whistler, représentant du mouvement « Esthétique » anglais, se rendait en barque sur la Tamise pour peindre ensuite, dans son atelier, ses Nocturnes transfigurant le paysage en une transcription d’états d’âmes.
Chez Van Gogh, comme chez le scandinave Eugène Jansson, la contemplation de la voûte céleste pendant la nuit associe l’étude des effets de lumière à une quête intérieure à forte connotation spirituelle.
Tout sentiment d’espoir semble disparaître lorsque les ténèbres deviennent un symbole de désolation ou de mort, comme dans les visions mélancoliques de Bruges peintes par Fernand Khnopff. Henri Le Sidaner s’est également inspiré du thème des « villes mortes » à Bruges mais aussi à Venise, représentée dans le silence du crépuscule.
Dans L’Aveugle d’Ejnar Nielsen le paysage dépouillé et le sentier sinueux font écho à un état d’aveuglement à la fois physique et spirituel, proche d’une nuit « intérieure ».
Charles-Marie Dulac
Charles Dulac fut peintre décorateur avant de se réaliser dans le paysage. Atteint d’une maladie incurable liée à l’utilisation de la céruse, se sachant condamné, il opère une conversion catholique radicale qui le conduit vers un engagement dans la communauté franciscaine.
Sa vocation est désormais de représenter le sacré de la nature dans l’esprit de Saint François.
En 1894, il consacre son travail à un cycle de lithographies, Le cantique des créatures, qui fera écrire trois ans plus tard à l’écrivain J.-K. Huysmans un texte élogieux, plaçant Dulac parmi les artistes les plus novateurs en matière d’art sacré.
Plusieurs séjours de Dulac à Assise donnent naissance à des huiles où les effets de lumière sur les monts environnants ou bien le jeu de l’air dans les nuages au-dessus du Tibre, traduisent le sentiment de transcendance ressenti par l’artiste.
Ces paysages se regardent ensemble, comme des variations d’un même thème : celui du lien entre l’homme, la création et Dieu.
Paysages dévastés
La nuit intérieure de l’homme que constitue le mal, retentit douloureusement au début du XXe siècle suite au drame de la première guerre mondiale.
Le Canada n’est pas épargné par les pertes d’hommes colossales de ce conflit et de ce fait, des membres du futur Groupe des Sept sont engagés comme peintres de guerre dans le « Canadian War Memorials Program » destiné à la mémoire des disparus.
Varley et Jackson peignent des paysages désolés, blessés, traduisant leurs interrogations : le sacrifice en valait-il peine ? De ces paysages aux tonalités tantôt monochromes, tantôt vives, des artistes en font des compositions d’une force mystique –dans sa définition première de « sens caché » – frôlant l’abstraction (Vallotton) ou le fantastique (Nash).
L’homme, acteur et victime, n’en est pas moins présent : rôdeur chez Chagall, ou spectre de sa propre destruction chez Varley. Un peu plus tôt, le symboliste Degouve de Nuncques dépeignait la « mort-paysage » que Schiele illustra dans un environnement glaçant.
Cosmos
La science et le spiritisme se rejoignent quand il s’agit d’appréhender l’Univers, autre paysage mystique.
Influencés par des vulgarisateurs scientifiques comme le fut, en Europe, l’astronome et écrivain Camille Flammarion, les peintres explorèrent l’espace en tant que lieu de l’imaginaire universel.
En Amérique, Arthur Dove et Georgia Georgia O’Keeffe approfondissent leur recherche, à la fois spirituelle et stylistique, en travaillant les nuages jusqu’à l’abstraction avec des couleurs évoquant l’espace intersidéral.
Munch fait exploser le soleil comme la dernière étoile illuminant la terre avant de se fondre au cosmos.
Pour Maurice Chabas, proche d’écrivains spirites comme Léon Bloy ou Edouard Schuré, célèbre pour son ouvrage Les grands initiés publié en 1889, l’Univers est bien le lieu de l’esprit, où errent les âmes des défunts.
Hilma af Klint, passionnée d’occultisme, dessinait après avoir eu des expériences de spiritisme. Retable nous projette dans l’incandescence du soleil cosmologique. De manière plus rationnelle, l’artiste tchèque Wenzel Hablik revisite sa passion pour les cristaux au profit de la représentation d’un Univers ordonné, architecturé, quoique flamboyant, dans Nuit étoilée.
Cette ronde de l’espace est reprise par Augusto Giacometti avec le même thème.
La nuit étoilée ne pourrait s’expliquer sans l’intervention d’une main que représente magistralement George Watts avec Le Semeur de l’Univers, en 1902, qui nous transporte, -dans un mouvement symboliste- dans le tournoiement de la Création pour nous faire toucher l’au-delà des étoiles.
Source : Le Musée d’Orsay