Génération Y… Les empêcheurs de travailler en rond

— Par Guillemette Faure —

C’est l’histoire de la directrice d’une agence de pub qui a voulu secouer un de ses salariés âgé de 28 ans pour qu’il accepte d’arriver au bureau avant 11 h 30 et qui s’est vu répondre : « C’est pas de ma faute, c’est mon biorythme. » C’est l’histoire de la responsable d’un magasin de luxe qui a trouvé son employé affalé dans un fauteuil en vente, un café à la main et a entendu : »Ben quoi, je suis en pause. » C’est l’histoire de la responsable des ressources humaines d’une grande entreprise de bâtiment à laquelle un jeune conducteur de travaux a demandé de cesser de prélever de sa paie les cotisations retraite, avec cet argument : « La retraite, ça ne m’intéresse pas. » Des anecdotes déversées par chariots dans les formations au « management intergénérationnel », voire plus explicitement intitulées « Apprendre à manager la génération Y ». Autrement dit, les moins de 30 ans (lire l’encadré).

« Comme dans « Super Nanny », les dirigeants font appel à des personnes extérieures pour élever leurs enfants », blague à moitié Christine Charlotin, du cabinet Openmind Conseil, qui intervient dans toutes sortes d’ entreprises, de Hermès à Eiffage. Dans ces stages, des chefs se plaignent de la culture du « mon contrat de travail dit que… » et du « c’est pas dans ma description de poste ». Une cadre s’étonne qu’une responsable de création pose ses vacances pendant la présentation des collections. Le moins de 30 ans ne « cherche pas un emploi mais une « séquence d’aventure de vie », répond Christine Charlotin. Son épanouissement personnel n’est pas négociable. C’est pour ça que, lorsqu’il a envie de prendre des vacances, il les prend. » Sans se poser la question de savoir si la période s’y prête.

« C’est la génération ‘si c’est ça la vie, alors je mange le dessert d’abord’, explique-t-elle encore. Les fameux enfants rois de Françoise Dolto. On a voulu qu’ils soient épanouis. On leur a donné plus d’amour que d’éducation et de règles. Depuis 1996, les garçons ne font plus leur service militaire. Mais ce sont aussi les enfants du divorce, de grands sensibles. Ils ont eu l’habitude d’être écoutés, cajolés. Leur éducation leur a donné une bonne image d’eux-mêmes. » « Avant, on inculquait aux enfants l’idée d’avoir une bonne situation professionnelle, maintenant, on leur dit d’être heureux, résume Francis Boyer, un autre formateur. Vos problèmes personnels, vous aviez appris à les laisser au vestiaire. Un jeune qui vous explique qu’il n’arrive pas à bosser parce qu’il s’est disputé avec sa nana, vous ne pouvez pas lui répondre « on s’en fout », ce serait pris pour du harcèlement… »

BRUTALITÉ DU MARCHÉ DE L’EMPLOI

Alors, comment s’y prendre ? « Ce qui ne fonctionne pas, c’est l’injonction, la consigne », explique Christine Charlotin. Pour conserver leur attention, mieux vaut privilégier des « stand-up meetings » de dix minutes aux réunions assis autour d’une table. « Les écouteurs dans les oreilles, ça ne les empêche pas non plus de travailler, ajoute-t-elle. Oui, ils risquent de rester à la surface et de faire des erreurs mais, de toute façon, ils revendiquent le droit à l’erreur. » Jean-Luc Excousseau, sociologue, auteur de La Mosaïque des générations (520 pages, Eyrolles) et cofondateur de l’Association du marketing générationnel, décrit une génération à l’expérience professionnelle hachée, « toujours borderline », qu’il faut « cadrer et recadrer » sans cesse. « Il est indispensable de leur envoyer des feedbacks immédiats sur leur travail », confirme Christine Charlotin.

On les décrit comme impatients et impulsifs. Leur effronterie déroute. « Au bout de deux ans, ils viennent vous dire : « Voilà, j’ai fait le tour de l’entreprise », raconte un cadre qui dirige une centaine de jeunes. Si vous leur répondez : ‘Et qu’est-ce que vous voulez faire ?’, ils vous rétorquent : ‘Je ne sais pas, qu’est-ce que vous me proposez ?' » C’est dans l’informatique qu’est né ce mouvement, selon Marie Desplat, co-auteure du livre Manager la Génération Y. On a vu des personnes bien payées négocier des temps partiels – une demande qui, jusqu’à présent, concernait essentiellement les mères – pour mener à bien des projets personnels ; de jeunes cadres demander à ne pas prendre de congés pendant deux ans pour les stocker et faire un tour du monde… « Après un an d’intérim sans perspectives d’embauche, j’ai simplement démissionné, et je suis parti en vacances deux mois, raconte Etienne, né en 1986, jeune cadre dans une banque, . Mon père n’a pas compris. Sa génération n’aurait jamais fait ça. D’un autre côté, il n’a pas connu l’intérim, et est resté pendant toute sa carrière dans la même entreprise. Moi, j’ai terminé mes études il y a trois ans et demi, et j’ai déjà eu cinq emplois différents, dont un CDI avec huit mois de période d’essai… »

C’est aussi la brutalité du marché de l’emploi qu’invoque le philosophe Michel Serres dans Petite Poucette (éditions Le Pommier), son dernier livre, pour expliquer le détachement de cette génération vis-à-vis de l’entreprise : « Petite Poucette cherche du travail. Et quand elle en trouve, elle continue d’en chercher, tant elle sait qu’elle peut, du jour au lendemain, perdre celui qu’elle vient de dénicher. » « Les moins de 30 ans étant nés dans une époque de chômage, ils sont quasiment devenus des mercenaires du travail. Ils n’attendent rien si ce n’est prendre ce qu’il y a à prendre », affirme Marion Breuleux, de l’institut de formation EFE. « Le prétendu phénomène du « quand ils ne sont pas contents, ils partent » n’est pas massif, nuance Jean Pralong, chercheur en gestion des ressources humaines et professeur à l’ESC Rouen. Il y a 20 à 25 % de chômage chez les jeunes… »

IMMUABLES CARACTÉRISTIQUES DE LA JEUNESSE

Quand on évoque le management des Y, Julien, 26 ans, HEC et chargé de mission dans une société d’immobilier, hausse les épaules. « Dans ma boîte, ils sont obsédés par ça. C’est des conneries. Comme les histoires de culture d’entreprise. Pourquoi nous demandent-ils ce qu’on pense de leur société lors de l’entretien d’embauche, alors qu’ils savent bien qu’on est là pour le chèque à la fin du mois ? » Dans une entreprise informatique, on se souvient de ce jeune salarié à l’odeur épouvantable, qui ne portait jamais de chaussures, se lavait les pieds dans la cuvette des toilettes et traitait ouvertement ses collègues plus âgés d’imbéciles. L’entreprise créa une « équipe de nuit » dont il fut d’abord le seul employé. Le jeune homme finit par donner sa démission pour partir en Inde rencontrer son gourou, et revint quelques mois plus tard en réclamant son poste.

Ils ont moins de 30 ans, travaillent écouteurs sur les oreilles, détestent les horaires de bureau et ne se laissent pas impressionner par la hiérarchie.

Une histoire caricaturale de la génération Y ? Pas vraiment, puisqu’elle s’est pourtant déroulée en 1974, chez Atari, dans la Silicon Valley. On en retrouve le détail dans la biographie de Steve Jobs par Walter Isaacson (JC Lattès)… Et c’est ce qui chiffonne dans ces formations au « management de la génération Y ». Insolents, sans respect pour les codes de l’entreprise… Cela ne correspond-il pas plutôt aux immuables caractéristiques de la jeunesse ? Celui qui considère parfaitement normal de travailler avec des écouteurs est-il fondamentalement différent de celui qui, une génération plus tôt, ne voyait pas pourquoi il continuerait à porter une cravate ou à vouvoyer son collègue ? Rien de neuf dans le conflit opposant les anciens aux modernes. « La jeunesse subversive mais créative et aimant le risque, ça a toujours existé. Le stéréotype de l’étudiant agité, en phase avec l’air du temps mais dangereux, inspire les mêmes sentiments depuis un siècle », assure le chercheur Jean Pralong.

A ceux qui en douteraient, il cite le cas d’un jeune bricolo aux horaires aussi imprévisibles que les résultats : Gaston Lagaffe. Entré, chaussé d’espadrilles, dans la vie professionnelle en 1950.

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M le magazine du Monde | 11.04.2013 à 18h14 • Mis à jour le 12.04.2013 à 09h00