— Par Robert Berrouët-Oriol —
Courant 2011, suite aux défis majeurs induits par le tremblement de terre de 2010, quatre linguistes ont fait paraître le livre de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (par Berrouët-Oriol, R., D., Cothière, R., Fournier, H., Saint-Fort; coédition du Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti). Le livre est préfacé par le linguiste québécois Jean Claude Corbeil, l’une des sommités mondiales en matière d’aménagement linguistique et auteur du fameux « Dictionnaire visuel » traduit en 35 langues.
Salué par la critique, l’ouvrage –bien reçu en Haïti et en diaspora dans différents milieux et amplement diffusé–, invitait à la réflexion et à l’action concertée autour de neuves notions structurant une forte vision. Pour la première fois dans l’histoire des idées au pays, le « problème linguistique haïtien » était analysé à travers l’articulation de notions essentielles relevant de domaines liés, notamment la jurilinguistique1 et l’aménagement linguistique2 entendu au sens de « Mise en place de la politique linguistique, lorsqu’un État a choisi d’intervenir explicitement sur la question des langues » (Grand dictionnaire terminologique du Québec). Ces notions sont celles de « patrimoine linguistique bilingue », de « droits linguistiques », de « droit à la langue », de « droit à la langue maternelle » créole, « d’équité des droits linguistiques », de « parité statutaire entre les deux langues officielles », de « didactique convergente créole-français », de « politique linguistique d’État » et de « législation linguistique contraignante » qui doivent être au fondement de toute entreprise d’État d’aménagement des deux langues officielles d’Haïti.
Depuis la parution de « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions », les notions centrales de « droits linguistiques » et d’« aménagement linguistique » font modérément leur chemin et elles sont maintenant plus ou moins partagées dans l’environnement de certains médias et milieux de l’enseignement et même au ministère de l’Éducation nationale pourtant déjà préoccupé par cette problématique. Ce ministère avait en effet fait paraître à Port-au-Prince, en 2000, un document de qualité, « L’aménagement linguistique en salle de classe – Rapport de recherche » (éditions : Ateliers de Grafopub) dont la diffusion s’est révélée plutôt confidentielle. Mais aucun document accessible en ligne et produit par le ministère de l’Éducation nationale ne consigne une quelconque suite qui aurait été donnée aux recommandations de cet important rapport de recherche.
Mais par-delà les apparences, en dépit de la toute relative et inégale appropriation de la vision portée par la notion pivot de « droits linguistiques » dans divers milieux, plusieurs observateurs ont noté la faible mobilisation de l’État et de la société civile dans la mise en route de l’aménagement des deux langues officielles d’Haïti entre 2011 et 2017. Au pays de l’inflation exponentielle des urgences et au seuil de l’année 2017, quelle est la configuration des grands chantiers du futur aménagement linguistique d’Haïti ?
Pour répondre adéquatement à cette question, il faut procéder à une brève mise en perspective historique.
D’une part, la vision ainsi que les perspectives offertes en partage dans le livre de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » sont rigoureusement conformes à la « Déclaration universelle des droits linguistiques3 » de 1996. Cette vision est en phase avec les travaux des linguistes et jurilinguistes consignés notamment sur les sites de l’Observatoire international des droits linguistiques et de l’Académie internationale de droit linguistique. Elle prend également en compte les enseignements des experts de la jurilinguistique, entre autres Joseph-G. Turi et Genova Vrabie, auteurs de « La théorie et la pratique des politiques linguistiques dans le monde » (Iasi : Editura Cugetarea, 2003). Partant du principe que les droits linguistiques sont à la fois individuels et collectifs, qu’ils constituent des « droits personnels inaliénables », nous les avons identifiés au titre des droits humains fondamentaux. Cette neuve manière de problématiser le « problème linguistique haïtien », à contre-courant d’une approche « militantiste », essentialiste et identitaire, permet de circonscrire l’aménagement des deux langues officielles du pays sur le terrain des droits citoyens et des obligations de l’État car l’aménagement linguistique est en amont une question politique, une intervention planifiée de l’État dans le domaine linguistique (Maurais41987).
D’autre part, au plan juridique, il faut prendre la mesure que la Constitution de 1987 ne fournit pas une ample gamme de provisions explicites et contraignantes relatives à l’aménagement des deux langues officielles d’Haïti. Autrement dit, la Constitution de 1987 exception faite de l’article 40 n’énumère pas des obligations et des exigences explicites de nature jurilinguistique : elle balise une orientation générale pouvant servir de boussole pour instituer à l’avenir une législation linguistique. Ainsi, plusieurs articles ayant un lien plus ou moins explicite avec la notion pivot de « droits linguistiques » figurent dans la Constitution de 1987 (articles 5, 211, 213), texte fondateur qui consigne les fondements de l’établissement de l’État de droit post dictature duvaliériste en Haïti. En attendant l’élaboration d’une jurisprudence documentée dans le domaine des « droits linguistiques » au pays, il y a lieu toutefois de constater l’existence d’un rapport constitutif initial entre l’établissement d’un État de droit en Haïti et les « droits linguistiques » du peuple haïtien qui font partie intégrante des droits humains fondamentaux. Ce rapport constitutif est attesté par l’article 5 de la Constitution de 1987 : pour la première fois dans l’histoire nationale, le créole a accédé au statut de langue officielle aux côtés du français. Au plan jurilinguistique, pareil rapport constitutif est judicieusement exposé dans l’excellente étude du juriste haïtien Alain Guillaume, « L’expression créole du droit : une voie pour la réduction de la fracture juridique en Haïti5 » :
« Dès son préambule, la Constitution de 1987 fait ressortir la nécessité de mettre fin aux différentes dichotomies qui affectent négativement la société haïtienne, notamment au niveau linguistique : « Le peuple haïtien proclame la présente Constitution : […] Pour fortifier l’unité nationale, en éliminant toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes, par l’acceptation de la communauté de langues et de culture et par la reconnaissance du droit au progrès, à l’information, à l’éducation, à la santé, au travail et au loisir pour tous les citoyens ». [Le souligné en gras est de nous, RBO.]
De quelle manière « l’acceptation de la communauté de langues », au seuil de 2017, interpelle-t-elle la mise en oeuvre des grands chantiers du futur aménagement linguistique d’Haïti ?
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CHANTIER I – L’enquête sociolinguistique
Depuis la monumentale thèse de doctorat d’État de Dominique Fattier, « Contribution à l’étude de la genèse d’un créole : l’Atlas linguistique d’Haïti, cartes et commentaires6 » –datant de 1998 et dont les données empiriques remontent aux années 1980–, la situation linguistique d’Haïti n’a pas fait l’objet d’une étude systématique d’envergure nationale. Notre connaissance de la situation linguistique d’Haïti s’est certes enrichie ces dernières années de plusieurs études de qualité, entre autres « L’aménagement linguistique en salle de classe – Rapport de recherche » (2000, déjà cité) ; celles de Govain R. et Mimy H. (2006), « La situation de l’enseignement du français à l’Université d’État d’Haïti7 » ; de Renauld Govain (2014), « L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti8 » et de Benjamin Hebblethwaite et Michel Weber (2012), « Le problème de l’usage scolaire d’une langue qui n’est pas parlée à la maison : le créole haïtien et la langue française dans l’enseignement haïtien9 ». Mais ces études demeurent sectorielles et elles méritent d’être élargies et approfondies à l’échelle nationale. Il y a donc lieu de mettre en route une grande enquête sociolinguistique d’envergure nationale destinée à cartographier l’état des langues au pays en 2017, l’emploi des langues officielles dans l’Administration publique, dans les écoles privées et publiques, dans les institutions d’enseignement technique et à l’université. L’enquête sociolinguistique systématique est un outil de base indispensable devant permettre de bien comprendre, loin des clichés, des préjugés et des approximations, la configuration et les caractéristiques de la situation linguistique d’un pays. Celle que nous préconisons fournira aux intervenants institutionnels et à l’État des données à jour en vue de contribuer à l’élaboration de programmes scolaires fondés sur la parité statutaire entre le créole et le français ainsi qu’à la mise en place d’une politique linguistique nationale et d’une loi contraignante d’aménagement des deux langues officielles d’Haïti. Nous plaidons pour que cette enquête sociolinguistique soit menée sous la direction scientifique de la Faculté de linguistique de l’Université d’État d’Haïti. Elle devra mettre en commun les ressources des Facultés des sciences de l’éducation du secteur privé et faire maillage des compétences de linguistes, de sociologues, de démographes, d’anthropologues, etc.
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CHANTIER II – L’élaboration, l’adoption et la mise en oeuvre d’une politique linguistique d’État et d’une législation linguistique contraignante
L’Administration publique, les médias, le commerce, les universités et les écoles constituent de grands bassins de transactions langagières où se côtoient de manière certes inégale les deux langues officielles du pays. En ce qui a trait à l’École de la République, selon l’Unicef10, « Le système éducatif haïtien accueille 2 691 759 élèves dans 15 682 écoles. Alors que le secteur public reçoit 20% des élèves (538 963) dans 9% des écoles (1 420 écoles publiques), le secteur non public accueille 80% des élèves (2 152 796) dans 91% des écoles (14 262 écoles non publiques). » Les médias haïtiens s’en font l’écho régulièrement, des enseignants, des analystes et des professionnels d’horizons divers estiment qu’Haïti ne peut plus naviguer dans le brouillard en reportant constamment l’indispensable refondation du système éducatif national où s’étalent pour une bonne part les nœuds du « problème linguistique haïtien ». Or pareille refondation est étroitement liée à la question linguistique puisque l’échec quasi généralisé du système éducatif national ces quarante dernières années est conjoint aux langues de transmission des savoirs et des connaissances. Dans le momentum de l’enquête sociolinguistique à mener –et à l’initiative des organisations haïtiennes des droits humains–, il y a lieu de promouvoir une large concertation dans la société civile, les associations professionnelles, les collectivités locales, les écoles et universités, dans les instances des pouvoirs exécutif et législatif, dans le but
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d’instituer une dynamique et de faire consensus dans l’opinion publique autour du projet de conceptualisation d’un futur énoncé de politique linguistique d’État et d’une législation linguistique contraignante ;
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de contribuer à la rédaction de cette politique linguistique d’État à soumettre à l’Exécutif et à celle d’une législation linguistique contraignante à soumettre au Parlement.
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d’instituer, par le dialogue et par consensus, le dispositif de l’adoption par l’Exécutif de l’énoncé de politique linguistique de l’État haïtien ;
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d’instituer, par le dialogue et par consensus, le dispositif de l’adoption par le Parlement de la législation linguistique contraignante de l’État haïtien.
La politique linguistique, qui fonde l’entreprise d’aménagement linguistique d’un pays, est une vision consensuelle du statut et des fonctions dévolues à une ou à plusieurs langues, qui se traduit de manière générale par un « ensemble de mesures législatives et exécutives prises à l’égard d’une ou de plusieurs langues » (Grand dictionnaire terminologique du Québec). En ce qui a trait à la situation linguistique haïtienne, l’enjeu est de premier plan car « Une politique linguistique se traduit (…) par un ensemble de décisions qui peuvent se prendre à plusieurs niveaux de l’organisation sociale : État, entreprise, organisation, groupe, etc. Elle se réfère à l’« ensemble des orientations, implicites ou explicites, prises par une autorité politique, ou par d’autres acteurs sociaux, ayant pour but ou pour effet de régir l’usage des langues au sein d’un espace social donné » (Christiane Loubier : « L’aménagement linguistique – Fondements de l’aménagement linguistique11 »).
Le linguiste québécois Louis-Jean Rousseau, réputé spécialiste de l’aménagement linguistique, précise en ces termes de la notion centrale de politique linguistique :
« Une politique linguistique peut comprendre des éléments relatifs au statut des langues visées, c’est-à-dire à leur reconnaissance comme langues officielles, langues nationales, etc., et à leur usage respectif dans différents champs (Administration publique, commerce, affaires, travail, enseignement), ou, de manière plus large, aux droits linguistiques fondamentaux des citoyens ou des communautés de locuteurs (droits collectifs d’une minorité de locuteurs, par exemple). Une politique linguistique peut également comprendre des éléments touchant le code de la langue, c’est-à-dire son développement interne (norme, modernisation du vocabulaire, ou réforme de l’orthographe par exemple). Dans de nombreux cas, il peut y avoir interdépendance entre le statut et le code d’une langue. Pour atteindre un statut déterminé, une langue doit être outillée afin d’être apte à remplir les fonctions que l’on souhaite lui assigner. C’est la raison pour laquelle il existe de nombreux cas de politiques linguistiques incluant les deux volets. » (« Élaboration et mise en œuvre des politiques linguistiques12 », 2005)
L’énoncé de politique linguistique d’État ainsi que la législation linguistique contraignante qui en découlera (loi et règlements d’application) ne vise pas les usages de la langue dans la sphère privée. L’énoncé de politique linguistique est le document dans lequel un État consigne sa vision et les grandes orientations devant traduire cette vision dans l’Administration publique, dans les écoles et universités, dans les collectivités locales ou régionales, dans les médias, bref, dans tous les domaines de transactions langagières institutionnelles entre l’État et les citoyens et dans les rapports interinstitutionnels. Dans le cas précis d’Haïti, et en conformité avec l’article 5 de la Constitution de 1987, un tel énoncé s’attachera entre autres à :
2.1. Formuler les orientations générales de la politique d’aménagement linguistique de la République d’Haïti dans l’espace public, dans l’Administration publique et les entreprises d’État, dans le système éducatif et dans les médias.
2.2. Promouvoir l’inscription des droits linguistiques de tous les Haïtiens dans la Constitution de 1987 et en expliciter le statut dans le but d’assurer l’effectivité de ces droits.
2.3. Définir le cadre législatif de l’aménagement des deux langues officielles du pays et circonscrire le cadre institutionnel de l’aménagement linguistique en Haïti.
2.4. Définir et orienter la mise en œuvre de la vision linguistique de l’État dans l’articulation des domaines liés de l’alphabétisation et de la didactique convergente des deux langues haïtiennes.
2.5. Définir les droits linguistiques de tous les Haïtiens ainsi que les obligations de l’État en matière de droits linguistiques, notamment en ce qui a trait au droit à la langue maternelle créole et à son emploi obligatoire dans la totalité du système d’éducation nationale.
2.6. Définir le cadre institutionnel de la création d’une Secrétairerie d’État aux droits linguistiques.
La législation linguistique exprime et établit le dispositif d’application de l’énoncé de politique linguistique d’État :
« Une politique linguistique peut aussi se traduire formellement dans une « législation linguistique » qui recouvre l’« ensemble de dispositions juridiques officielles prises par une autorité politique pour régir l’usage des langues au sein d’espace social donné ». Il peut s’agir de règlements, de décrets ou d’une loi linguistique particulière, comme la Charte de la langue française au Québec. Une « loi linguistique », quant à elle, est une « loi qui édicte des droits ou des obligations qui régissent l’usage des langues au sein d’un espace social donné ». » (Christiane Loubier : « L’aménagement linguistique – Fondements de l’aménagement linguistique13 »).
La législation linguistique devant traduire la politique de l’État haïtien dans le domaine de l’aménagement des langues est dite contraignante au sens où son application, nullement volontaire ou incitative, sera obligatoire à l’échelle nationale. Par exemple –sauf dérogation explicitement formulée dans la future Loi d’aménagement linguistique d’Haïti–, la raison sociale des entreprises et l’affichage public devront obligatoirement se faire dans les deux langues officielles du pays. De manière plus essentielle, la future Loi d’aménagement linguistique d’Haïti consignera l’obligation pour l’État de produire et de diffuser tous ses documents administratifs dans les deux langues officielles du pays : elle rendra ainsi applicable et surtout imputable l’article 40 de la Constitution de 1987 relatif aux documents officiels de l’État. De manière tout aussi essentielle, la future Loi d’aménagement linguistique d’Haïti devra consigner explicitement la généralisation de l’usage obligatoire du créole –à parité statutaire avec le français–, dans la totalité du système éducatif national, de la maternelle à l’université, dans les écoles privées et publiques généralistes et techniques, dans les instituts et divers centres d’études.
Le livre de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » consigne un modèle de propositions pouvant servir à la rédaction d’une future Loi d’aménagement linguistique d’Haïti. En voici un court extrait :
Proposition 1.2.
L’égalité de statut entre le français et le créole garantit les droits linguistiques de tous les Haïtiens. Ces droits linguistiques sont consignés ci-après ainsi que les obligations de l’État envers tous les citoyens.
Proposition 2.
Le Parlement et le gouvernement haïtiens s’engagent à faire du créole, langue reconnue par la Constitution de 1987 au titre de langue native de tous les Haïtiens, une langue usuelle dans toutes les sphères d’activités de l’État aux côtés du français et à parité statutaire avec le français.
Proposition 3.
Le Parlement et le gouvernement haïtiens s’engagent à généraliser et à supporter l’emploi du créole dans la totalité du système éducatif, de la maternelle à l’enseignement supérieur et technique.
Proposition 4.
Le Parlement et le gouvernement haïtiens s’engagent à voter tout décret-loi, tout règlement d’application destinés à rendre effectif la parité de statut entre les deux langues haïtiennes dans tous les domaines de la vie nationale, en particulier dans l’Administration publique, la communication entre l’État et les citoyens, l’administration de la justice, les sociétés d’État et dans le système éducatif.
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CHANTIER III – La création d’une Secrétairerie d’État aux droits linguistiques
L’aménagement linguistique d’Haïti s’articule dans notre vision aux notions cléde « patrimoine linguistique bilingue », de « droits linguistiques », de « droit à la langue », de « droit à la langue maternelle » créole, « d’équité des droits linguistiques », de « parité statutaire entre les deux langues officielles », de « didactique convergente créole-français », de « politique linguistique d’État » et de « législation linguistique contraignante ». Ces notions constitutives sont au fondement de toute entreprise d’État d’aménagement des deux langues officielles d’Haïti. L’aménagement linguistique que nous préconisons dans le droit fil de ces notions constitutives doit impérativement être mis en œuvre par une Secrétairerie d’État aux droits linguistiques.
Nous plaidons que cette future Secrétairerie d’État aux droits linguistiques soit fondée à l’initiative des organisations haïtiennes des droits humainset dans la concertation avec plusieurs institutions haïtiennes, notamment la Faculté de linguistique appliquée et la Faculté de droit de l’Université d’État d’Haïti, les associations d’enseignants, le Rezo fanm radyo kominotè ayisyen (REFRAKA), la Fédération nationale des maires d’Haïti (FENAMH)et l’Association nationale des médias haïtiens (ANMH). Sa création devra cependant émaner de l’Exécutif qui en soumettra le projet au Parlement haïtien en vue de sa ratification.
En conformité avec les articles 5 et 40 de la Constitution de 1987, la Secrétairerie d’État aux droits linguistiques, instance dotée d’un pouvoir exécutif et règlementaire, devra disposer d’un mandat explicite et sa mission consistera à veiller à l’application et à garantir l’effectivité de la politique linguistique de l’État haïtien et de la législation linguistique adoptée par le Parlement. Porte-parole de l’État et interlocuteur exclusif de toutes les institutions du pays dans son champ de compétence, elle aura la responsabilité de la coordi#nation interinstitutionnelle, de la concertation et de la promotion à de la politique linguistique de l’État haïtien. Responsable de la cohérence des interventions gouvernementales en matière linguistique, elle devra également conseiller le ministère de tutelle co-respon#sable de l’application de la Loi d’aménagement linguistique d’Haïti sur toute question relative à la politique linguistique de l’État.
Dès sa création la Secrétairerie d’État aux droits linguistiques devra mettre sur pied le Service gouvernemental de traduction français-créole pour répondre aux besoins traductionnels et terminologiques de l’Administration publique, des médias et du système d’éducation nationale. Nous plaidons pour que la création de ce Service gouvernemental de traduction français-créole se fasse en coordination et avec le concours de la Faculté de linguistique appliquée. La mise sur pied de cette Secrétairerie d’État contribuera ainsi au renforcement professionnel du marché de la traduction au pays ainsi qu’à la refonte de la formation universitaire dans le domaine linguistique.
La Secrétairerie d’État aux droits linguistiques conduira des travaux de recherche ciblant la situation linguistique du pays (enquêtes sociolinguistiques, enquêtes démolinguistiques, recherches terminologiques, etc.). Elle devra très tôt instituer le dispositif organisationnel qui lui permettra de s’atteler à la production de lexiques français-créole dans différents domaines et contribuer à l’élaboration d’un dictionnaire monolingue du créole haïtien qui, lui, fera l’objet d’une activité autonome (voir plus bas).
Au plan international, la Secrétairerie d’État aux droits linguistiques établira des liens de coopération avec les réseaux internationaux qui mènent des travaux de nature linguistique, jurilinguistique et terminologique : Réseau international franco#phone d’aménagement linguistique (RIFAL), Réseau panlatin de terminologie (REALITER), Réseau ibéro#américain de terminologie (RITERM), Organisation internationale de normalisation (ISO) en matière de terminologie, Observatoire international des droits linguistiques, Académie internationale de droit linguistique et Office québécois de la langue française.
4. CHANTIER IV – L’élaboration d’un dictionnaire monolingue du créole haïtien
Dans un texte daté de novembre 2016, « Pour un dictionnaire numérique du créole haïtien conforme aux normes de la lexicographie professionnelle14 », nous avons plaidé pour une définition adéquate de la mission et la circonscription des publics cible d’un tel ouvrage de référence. Cet article prenait appui entre autres sur l’étude « Vers un dictionnaire scolaire bilingue pour le créole haïtien ?15 » parue en 2005 sous la plume du linguiste Albert Valdman, l’une des plus grandes sommités mondiales en matière de lexicographie et de dictionnairique créoles. Dans ce texte Albert Valdman examine en profondeur la problématique de la production d’un dictionnaire du créole haïtien et les diverses questions théoriques et méthodologiques que les lexicologues doivent s’efforcer de résoudre, entre autres : la méthodologie spécifique de la « dictionnairique », la constitution du corpus de référence, la norme, le classement des variantes régionales, l’absence d’un métalangage adéquat, etc.
Dans la société haïtienne, un futur dictionnaire monolingue du créole haïtien est appelé à jouer un rôle central à plusieurs titres : il contribuera à la standardisation de la langue, à la constitution d’un métalangage cohérent pour dénommer les réalités nouvelles (en particulier dans les domaines scientifiques et technologiques) ; il servira d’outil de référence à l’échelle nationale tout en offrant aux apprenants, notamment dans le système éducatif, des ressources linguistiques utiles à l’apprentissage des savoirs et des connaissances. Mais s’agira-t-il alors d’un dictionnaire monolingue créole de base conçu comme outil pédagogique destiné aux écoliers du primaire et du secondaire (dictionnaire d’apprentissage de la langue maternelle) ? Ou d’un dictionnaire monolingue bidirectionnel destiné aux unilingues créolophones déjà alphabétisés mais également aux élèves et aux étudiants principalement scolarisés en français dans l’actuel système éducatif ? Tout cela renvoie à la question suivante : quel type de dictionnaire faut-il élaborer et pour quel(s) public(s) ?
En dépit des faibles ressources dont dispose le pays en matière de « dictionnairique », il y a lieu d’envisager dès maintenant la constitution d’une équipe interdisciplinaire (composée de linguistes, de traducteurs, de sociologues, d’enseignants, etc.) et interinstitutionnelle pour conceptualiser et mettre en route le projet d’élaboration d’un dictionnaire monolingue du créole haïtien. Nous plaidons pour que ce chantier dictionnairique soit réalisé par des professionnels de la lexicographie à l’initiative de la Faculté de linguistique appliquée ; il pourra éventuellement être conduit en partenariat avec l’Université des Antilles (Martinique et Guadeloupe) et le Creole Institute (Indiana University).
En guise de conclusion
Le présent texte consigne les lignes directrices des quatre grands chantiers qui nous semblent prioritaires et essentiels pour la période 2017 – 2021. D’autres chantiers méritent sans doute d’être ciblés, parmi lesquels la professionnalisation du marché de la traduction en Haïti, la redéfinition de la formation universitaire en linguistique, l’évaluation de la qualité linguistique et didactique des livres produits en créole et utilisés dans un certain nombre d’écoles au pays, la configuration de la didactique convergente créole-français, la formation et la certification des enseignants de français et de créole, l’adéquation linguistique des programmes du ministère de l’éducation, etc. Ces autres chantiers feront éventuellement l’objet, plus tard, d’un texte distinct.
En prendre la mesure : le présent texte s’inscrit dans une démarche de réflexion et de partage dans l’optique d’interventions institutionnelles durables. Il pourra être enrichi de l’apport de divers langagiers (linguistes, enseignants, jurilinguistes, journalistes, etc.) et/ou d’institutions universitaires et des droits humains.
NOTES
1# Gémar, Jean-Claude. « Aux sources de la » jurilinguistique » : texte juridique, langues et cultures ». Revue française de linguistique appliquée, 1/2011 (Vol. XVI), p. 9-16. Voir aussi Micheline BOUDREAU, Sylvette SAVOIE THOMAS et Gérard SNOW : « La jurilinguistique française ». Centre de traduction et de terminologie juridiques, Faculté de droit, Université de Moncton, décembre 2016.
2# Voir les différents textes de la rubrique « Aménagement linguistique » publiés sur le site www.berrouet-oriol.com : URL : http://www.berrouet-oriol.com/linguistique
3# « Déclaration universelle des droits linguistiques » (1996). © Comité d’accompagnement de la Déclaration universelle des droits linguistiques, avril 1998.
4# Maurais, Jacques (1987) (Dir.). « Politique et aménagement linguistiques ». Québec/Paris, Conseil de la langue française/Le Robert.
5# Guillaume, Alain (2011). « L’expression créole du droit : une voie pour la réduction de la fracture juridique en Haïti ». Revue française de linguistique appliquée, 1 (vol. XVI).
6# Fattier, Dominique [1998]. « Contribution à l’étude de la genèse d’un créole : l’Atlas linguistique d’Haïti, cartes et commentaires ». Villeneuve d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 2000.
7# Govain R., Mimy H. (2006). « La situation de l’enseignement du français à l’Université d’État d’Haïti ». Atelier de recherche sur l’enseignement du créole et du français (AREC-F, URL : http://www.univ-ag.fr/gerec-f/arec-f/).
8# Govain, Renauld (2014). « L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti ». URL : http://web.espe-guadeloupe.fr/wp-content/uploads/2015/10/2_Govain-2014.pdf
9# Hebblethwaite, Benjamin et Michel Weber (2012), « Le problème de l’usage scolaire d’une langue qui n’est pas parlée à la maison : le créole haïtien et la langue française dans l’enseignement haïtien ». URL : http://users.clas.ufl.edu/hebble/Hebblethwaite%20and%20Weber%202012.pdf
10#Unicef (n.d.). « L’éducation fondamentale pour tous ». URL : https://www.unicef.org/haiti/french/children_8837.htm. Consulté le 5 février 2017.
11# Loubier, Christiane (s.d.). « L’aménagement linguistique – Fondements de l’aménagement linguistique ». URL : http://linglang.uqac.ca/IMG/pdf/loubier.pdf
12# Rousseau, Louis-Jean (2005). « Élaboration et mise en œuvre des politiques linguistiques ». URL : http://www.termisti.org/rifal/PDF/rifal26/crf-26-06.pdf
13# Loubier, Christiane (s.d.). Ibidem.
14# Berrouet-Oriol, Robert (2016). « Pour un dictionnaire numérique du créole haïtien conforme aux normes de la lexicographie professionnelle ». URL : http://www.berrouet-oriol.com/linguistique/kreyol-ayisyen/dictionnaire-creole/dictionnaire-numerique-creole-2
15# Valdman, Albert (2005). « Vers un dictionnaire scolaire bilingue pour le créole haïtien ? ». Revue La linguistique, 1 (Vol. 41). URL : https://www.cairn.info/revue-la-linguistique-2005-1-page-83.htm#no1
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