— Par Selim Lander —
Pour la deuxième année consécutive, Tropiques Atrium Scène nationale a organisé dans la deuxième quinzaine de janvier un festival de théâtre qui se caractérise à la fois par l’économie de moyens (un ou deux comédiens au maximum dans chaque spectacle) et une présence massive des créations antillaises avec L’Aliénation noire de et avec Françoise Dô en ouverture le 17 janvier, Circulez de José Jernidier qui joue accompagné de son frère Joël le 21 janvier, Médée Kali de Laurent Gaudé avec Karine Pedurand le 24 janvier, Le But de Roberto Carlos de Michel Simonot avec Elie Pennont dans une MES d’Hassane Kouyaté. Unique exception un spectacle venu de Suisse, Le Relais de et avec Patrick Mohr. À noter que la plupart de ces spectacles ont été également présentés « en communes ».
François Dô dans L’Aliénation noire
Françoise Dô, jeune martiniquaise, est la lauréate du concours d’écriture théâtrale lancé par Tropiques Atrium en 2016 ce qui lui a valu une aide à la création. Elle signe cependant elle-même la MES, ce qui semble confirmer qu’ « aux âmes bien né/es, la valeur n’attend point le nombre des années », comme dirait un certain Corneille. F. Dô est quoi qu’il en soit une comédienne d’une évidente présence et au talent prometteur. Sa MES colle au texte, ce qui ne surprend pas de la part d’un(e) auteur(e). Le décor simple et efficace se résume à une estrade munie de tiroirs d’où surgiront, le moment venu, quelques accessoires vestimentaires. Il y a des effets de lumière et, pour scander le spectacle, l’irruption périodique d’une musique un peu trop tonitruante. Reste le texte, lequel, encore une fois, a commandé la mise en scène.
À ce stade, le critique est contraint de se dédoubler. Martiniquais, il ne peut que se satisfaire d’une histoire évoquant des situations qui le touchent personnellement, directement ou non, puisque la pièce commence avec le BUMIDOM et s’achève de nos jours. Qui n’a eu, en effet, dans sa famille quelqu’un qui est parti dans le cadre de ce programme destiné à combler les besoins de main d’œuvre en France métropolitaine en faisant appel à des Martiniquais touchés déjà, dans les années soixante, par le chômage ? En tant que Martiniquais, le critique ne peut donc que se montrer réceptif à la pièce et, de fait, on sent une réelle connivence entre la salle et la scène. Maintenant, s’il peut s’abstraire du contexte, le critique est contraint de convenir en premier lieu que le texte est souvent un récit contenant beaucoup de formules relevant de l’écrit plutôt que de l’oral. Par ailleurs, en dehors de l’aspect documentaire sur les BUMIDOM, le texte introduit une correspondance entre le destinée de la narratrice et celle de sa mère, laquelle n’est malheureusement pas exposée de manière suffisamment convaincante pour nous intéresser jusqu’à la fin. Si l’on pouvait hasarder quelques conseils, on aimerait suggérer à F. Dô – si elle a l’intention de montrer sa pièce en dehors des (ex) DOMs – de reprendre son texte afin de le rendre moins plat, plus imaginatif, enfin plus fort !
Cf. Roland Sabra : « L’Aliénation noire – Pour un coup d’essai… »,
Janine Bailly : « Un festival des Petites formes au féminin – 1er temps »,
Vincent Placoly – la Nuit de la poésie avec Widad Amra et Nicole Cage
Comment attirer le public ? C’est la question que se posent tous les responsables culturels. Après tout, s’ils reçoivent des subventions publiques, c’est bien pour mettre le public en contact avec la « culture ». Les guillemets s’imposent ici, car la définition de la culture qui allait de soi il y a quelques décennies est désormais sujette à débats. Mais peu importe en l’occurrence puisque les deux événements dont il s’agit ici entrent sans peine dans la définition de la culture la plus traditionnelle puisqu’il s’agissait, d’une part, d’une « ouverture » vers l’œuvre de Vincent Placoly et, d’autre part, d’une « nuit de la poésie », en fait une soirée poésie et chansons, avec en vedette deux personnalités bien connues en Martinique. Or, force est de constater qu’aucun de ces deux événements (pourtant gratuits) n’a rempli le chapiteau de Tropiques Atrium dont la capacité ne dépasse pourtant pas la salle Fanon de l’Atrium.
Placoly a eu le moins de succès, ce qui peut se concevoir puisqu’il s’agissait d’une simple lecture par des comédiens amateurs (sous la houlette d’Aurélie Dalmat), mais ce qui se conçoit moins si l’on se souvient que Vincent Placoly est un auteur martiniquais autrefois célèbre et célébré et qu’il devrait donc intéresser les Martiniquais d’aujourd’hui. D’autant que la plupart ne le connaissent guère (en dehors de son nom, bien sûr), ce qui devrait éveiller leur curiosité. Que les Martiniquais ne connaissent plus l’œuvre de Placoly, nous en voulons pour preuve le jeu littéraire que nous avions lancé naguère sur Madinin-art où il s’agissait de reconnaître l’auteur de l’extrait d’un roman. Cet auteur n’était autre que Placoly et il n’y eut que deux réponses justes !
La « Nuit » de la poésie mobilisait, comme on l’a dit, deux vedettes du milieu culturel, à savoir la poétesse Widad Amra et l’auteure-chanteuse Nicole Cage. Certes, le chapiteau était nettement plus garni que pour Placoly mais qu’il ne fût pas bondé « interpelle » « quelque part » quand on voit la qualité de ce qui fut proposé ce soir-là. Il n’est plus nécessaire de présenter W. Amra qui mêle dans son œuvre ses origines martiniquaise et palestinienne. Sa poésie est capable d’exprimer aussi bien, avec âpreté, la cruauté qui frappe trop d’humaines destinées que, sur un mode lyrique, la foi en l’homme. Il ne devrait pas être nécessaire non plus de rappeler que W. Amra est également l’une des grandes comédiennes martiniquaises (qui ne se souvient de son interprétation dans Madame Margueritte ?) qui ne se produit, hélas !, que trop rarement sur les planches. Elle sait donc « sortir » un texte. Quant à N. Cage, elle est sans doute encore plus connue de nos jours car se produisant plus souvent. Plus que sa poésie, elle a présenté ce soir-là un tour de chant, souvent en créole, parfois en duo avec son guitariste. Nulle introduction n’était nécessaire dans ce cas pour goûter des chansons accompagnées par une musique mélodieuse sur des rythmes entraînants.
Pourquoi tant de Martiniquais qui auraient été incontestablement heureux d’assister à cette soirée (gratuite – bis) s’en sont-ils privés ? Promotion insuffisante, localisation inhabituelle (un nouveau chapiteau, installé à Schoelcher) ? Quoi qu’il en soit, il y a là un réel problème sur lequel les responsables de Tropiques-Atrium devront se pencher.
Cf. Janine Bailly, « Un festival des Petites Formes au féminin – 2ème temps »,
Circulez de José Jernidier avec Joël et José Jernidier
Cf. Selim Lander : « Circulez ! de José Jernidier »,
Médée Kali de Laurent Gaudé avec Karine Pedurand
Quelle drôle d’idée de faire de Médée, fille selon la légende d’Aiétès, roi de Colchide, un être hybride mêlé à Kali la déesse maléfique maléfique du panthéon hindou pourvue de deux paires de bras ! En tout état de cause, fallait-il vraiment raconter une nouvelle fois la légende de cette femme trahie par Jason et qui, animée par un désir de vengeance plus fort que l’instinct maternel, immolera leurs enfants ? Telle est la question que l’on pouvait légitimement se poser en écoutant ce texte passablement répétitif qui n’est pas du meilleur Gaudé. Heureusement, on ne se la pose pas longtemps, impressionné que l’on est par la performance de la comédienne qui interprète Médée-Kali ».
Karine Pedurand a en effet non seulement toutes les qualités d’une tragédienne moderne – la voix qui porte loin, la diction quasi-parfaite, le visage étonnamment expressif –, elle se révèle également envoutante comme danseuse. Vêtue d’une robe longue immaculée qui, selon les moments, lui confère une allure hiératique ou s’épanouit en corolle dès qu’elle se met à tournoyer, elle incarne aussi aisément, semble-t-il, l’instrument impitoyable d’un terrible destin que la femme éternelle, séductrice et sensuelle. On l’aura compris, Karine Pedurand est une comédienne exceptionnelle, aussi formule-t-on des vœux afin qu’elle nous rende plus souvent visite.
Le dispositif scénique est un autre atout de cette pièce, comme cela a déjà été souligné par d’autres. Des miroirs astucieusement disposés permettent de multiplier autant que de besoin le corps ou les membres de la comédienne qui se transforme ainsi, pendant une séquence particulièrement marquante, en la divinité du titre…
Cf. Roland Sabra : « Médée Kali, une belle réussite »,
Janine Bailly : « Le Théâtre – Quand la femme reconquiert sa parole »,
Le Relais de et avec Patrick Mohr
Plus que du théâtre, l’Aliénation noire était déjà une sorte de stand-up. C’est encore plus le cas ici d’une part en raison de l’absence totale de décor, la quasi absence d’accessoires (la douche de sable in fine ne se justifie pas vraiment), la bande son presque toujours muette, et d’autre part en raison de la forme choisie qui consiste à imbriquer des bouts de récits ou des contes dans une trame assez lâche. Un comédien passé par le Burkina Faso tombe, dans le restaurant d’une autoroute suisse, sur un serveur burkinabé. Ils fraternisent, comme de juste, mais le gérant du restaurant n’apprécie guère, comme de juste, que son serveur soit accaparé par un seul client. D’où un premier conflit (il n’y a pas de théâtre qui vaille sans conflit(s) comme chacun sait). Le serveur est arrivé en Suisse à la recherche de sa chérie et cette quête constitue le principal fil conducteur du spectacle.
Lorsque la mise en scène est ainsi réduite au minimum, il n’y a plus qu’un texte et un comédien qui s’applique à le défendre. Le comédien, en l’occurrence, ne manque pas de qualités (cf. infra). Il maîtrise parfaitement un texte qui est d’ailleurs le sien et qu’il a déjà joué plus de cent fois. Il varie son jeu, change d’accent suivant les personnages qu’il interprète, interpelle le public. Il est vêtu d’un pantalon et d’un débardeur, peut-être pas la meilleur des tenues possibles pour un conteur, même sous les tropiques.
Le texte, comme celui de l’Aliénation noire, est écrit dans la langue d’un récit ordinaire, avec néanmoins quelques brèves incises dans une langue que l’on suppose africaine. Ce que ça raconte est quelquefois drôle, souvent captivant. Il y a néanmoins quelques tunnels le long desquels notre attention se perd un peu.
L’atelier théâtre de Patrick Mohr
Il rentre dans les attributions d’une scène nationale de contribuer à la formation et au perfectionnement des artistes. C’est dans le cadre de cette mission que Patrick Mohr a animé pendant une matinée un mini-stage à destination de vingt-quatre comédiens professionnels ou amateurs.
Le comédien est un magicien du verbe et de l’espace. Cette magie, c’est bien en effet celle que l’on ressent face à qui est capable de nous empoigner dès qu’il apparaît sur scène sans nous lâcher jusqu’à la dernière note du spectacle. Pour réaliser un tel tour de force, il faut beaucoup d’aptitude, beaucoup de passion et beaucoup de travail. Le talent est à ce prix. Dans l’atelier d’un peu plus de trois heures qui restera mémorable pour tous ceux qui ont eu la chance d’y participer, Patrick Mohr a partagé sa passion et son savoir faire. Le grand talent de Patrick Mohr en tant que formateur de théâtre consiste à préparer insensiblement les stagiaires à donner le meilleur d’eux-mêmes. L’échauffement qui pourrait paraître quelque peu puéril, voire superflu, apparaît au contraire essentiel. Au début il s’agit simplement d’apprendre à sentir son corps, puis de faire passer un geste, une attitude, à son voisin, le prochain du cercle formé par l’ensemble des participants, et cela de plus en plus vite. Bientôt les exercices se compliquent, on n’est plus tenu de passer le relai à son seul voisin, chacun apprend ainsi à rester attentif à tous les autres. Au-delà du nécessaire échauffement, ces exercices qui peuvent paraître assez loin de ce qui sera exigé du comédien sur la scène sont conçus de telle sorte et sur un rythme tel que les stagiaires finissent par agir par réflexe et par se débarrasser de leurs blocages éventuels. Ils sont mûrs, dès lors, pour exprimer toutes les ressources qu’ils ont en eux lors des exercices d’improvisation, d’abord purement gestuels puis verbaux. Tout cela prend du temps mais la matinée s’est terminée par l’interprétation collective d’un texte, ou plutôt de la conclusion d’un texte, La Jupe coeurchiffonnée, un dialogue fortement poétique. Chaque stagiaire était chargé d’une réplique ou d’un bout de réplique, le but étant de restituer un texte parfaitement enchaîné tout en lui donnant les intentions appropriées. Au bout de plusieurs répétitions, le résultat s’est avéré largement satisfaisant et l’on s’est séparé contents non seulement d’avoir appris des choses (pas les mêmes pour tout le monde, les niveaux de départ étant très divers) mais encore d’avoir réussi une œuvre collective, aussi modeste soit-elle.
Le but de Roberto Carlos de Michel Simonnot avec Élie Pennont
Dernier spectacle du festival, ce monologue qui raconte les pérégrinations d’un « migrant », comme il désormais convenu de dire, ne fut pas aussi emballant qu’on l’avait anticipé puisqu’il marquait le retour sur scène d’Élie Pennont dans une mise en scène d’Hassane Kouyaté. Faut-il incriminer le texte ? Pour certains, le récit écrit à la première personne par Michel Simonnot serait un grand texte poétique et profond. Pour d’autres, il serait plutôt ennuyeux, racontant sans crainte des longueurs une histoire que l’on ne connaît que trop bien, hélas ! pour l’avoir entendue ou vue racontée dans d’innombrables émissions ou films (dont certains particulièrement réussis), avec pour seule originalité le fait de prendre comme héros un footballeur (d’où le titre). Faut-il alors critiquer la mise en scène ? Hassane Kouyaté a choisi un dispositif fonctionnel et élégant en encadrant le comédien par deux musiciens juchés chacun sur un podium. Leur musique sur des instruments africains traditionnels, ngoni (kora) et flute, est d’ailleurs un point fort du spectacle avec les lumières et la vidéo (cette dernière transformant soudain le décor neutre de la plus grande partie de la pièce en centre de commandement d’une armée futuriste). Reste le comédien dont on attendait mieux.
Au-delà de ces aspects formels qu’on pourra toujours discuter, cette pièce soulève une question passionnante sur le fond, soulignée au départ par deux citations proposées à la méditation du spectateur. Pour Lucrèce, nous aurions du plaisir à assister au malheur d’autrui parce que c’est l’occasion pour nous de constater que nous nous trouvons dans une situation plus avantageuse que celle de l’autrui en question. Pour Voltaire, ce serait par simple curiosité (comme lorsqu’un enfant arraches les ailes d’un papillon). On sent bien que ni l’un ni l’autre n’apporte une explication définitive, qu’ils omettent la culpabilité. On est en droit de considérer, au demeurant, que les auteurs des textes et autres œuvres qui racontent les malheurs des migrants s’inscrivent dans une démarche militante et qu’ils poursuivent justement l’objectif de nous culpabiliser. Reste à comprendre la motivation des spectateurs : le besoin de se sentir coupable (besoin purement masochiste s’il ne débouche pas à sur un engagement) ; l’impression que c’est déjà un acte louable que de compatir pendant une heure d’horloge aux malheurs des migrants ; autre chose encore ? Chacun répondra en son âme et conscience.
Cf. Roland Sabra : « Le But de Roberto Carlos – Que vienne le temps d’un autre temps »,
Voir également un premier bilan de Roland Sabra : « Bilan d’étape »