— par Janine Bailly —
Ce soir du vendredi vingt janvier, à la brune, c’est à une Nuit de la Poésie que nous étions conviés, heureux que cette forme littéraire, pas toujours facile, trouvât sa place dans le Festival des petites formes, regrettant cependant que cela n’eût pas lieu dans une véritable salle, un lieu plus intime que ce chapiteau, à la structure métallique qui se manifeste parfois incongrûment, et qui se révèle assez peu apte aux confidences.
La première, Widad Amra, long vêtement souple se déployant en ondes vertes noires et bleues au gré de sa marche, amples gestes accompagnant le dire, voix sûre et posée, parfois toute en intériorité, parfois toute en force contenue mais brisée soudain par des éclats de juste colère ou par une adresse directe au public, Widad nous fait l’offrande d’un montage de ses récits poétiques, ceux déjà publiés, ceux encore inédits. Les saxophones et l’accordéon de Thierry Marque, comme les instruments originaux – sanza, harmonica, djembé – et la voix en réponse de Patrick Womba, sont là bien présents, qui soulignent, de leurs modulations, de leurs souffles de joie ou de mélancolie, de leurs notes puissantes ou cristallines, la déclamation émouvante de la poétesse. Respirations bienvenues dans un récit à la densité parfois opaque, que l’on aimerait parfois suspendre pour le mieux comprendre, et qu’il serait bon à présent de relire afin d’en apprécier tout le suc !
De Léo Ferré, que d’ailleurs elle cite, Widad a cette façon de parler un long texte poétique, aux images qu’il nous faudra redessiner dans le secret de nos âmes. Lui disait : « Dans la rue, la musique », elle répond : « La poésie… c’est dans la rue ». Elle conte sa ville et ses trottoirs, les visages blessés « des traînards de la rue », la nature retrouvée « dans le secret des bois », la fragilité de sa terre « fracassée en dedans ». Mais puisqu’aussi bien « le vent et la mer sont les pigeons voyageurs des histoires des îles », elle nous entraîne sur ses pas vers « les ailleurs dont l’île résonne », pour retrouver le monde et s’y inscrire, en dépit de ses vicissitudes, et malgré tous les extrêmes qui terrorisent : « Cela me terrorise l’extrême de l’extrême croyance / Cela me terrorise l’extrême de l’extrême rejet… ». Et si « les enfants continuent de mourir sous le feu des sarcasmes » – ou des bombes –, il nous disent qu’il faut vivre et lutter et continuer, puisqu’eux-mêmes « grimpent sans cesse le nuage de la liberté », et que Widad déclare : « À l’entrée de la ville, du pays de chez moi / Je danserai avec mes pieds de bohémienne… Et que vienne la suite du temps / Yallah ! »
Après la pause, té péyi et galettes à y tremper, après le bleu et le vert de Widad viennent le rose, le rouge, le blanc et le noir de Nicole. Nicole Cage, comme répondant au dernier souhait de Widad, se fait bayadère tourbillonnante en ses voiles. Se fait femme qui habite dans sa plénitude l’espace, sensuelle et débordante de vie, qui danse et chante, pieds nus sur la scène, les mots de l’amour, du désamour aussi, qui dit son pays aux couleurs et senteurs pain d’épices. Femme antillaise, qui honore ses ancêtres et part à la recherche de ses racines africaines, sur sa trace nous remontons aux sources du Nil, nous tutoyons les poètes, nous exultons, vibrons, rions ou pleurons, dressées bien droites, arquées dans un pas chaloupé, soudain lovées au sol, écrasées de bonheur ou de tristesse. Avec elle, nous mêlons en bonne entente, dans un arc-en ciel de mots, les sonorités plus cartésiennes du français aux chaudes syllabes chantantes du créole, réconciliant, par la magie de son verbe, ces sœurs prétendument ennemies. Avec elle, marquant son rythme tantôt alangui tantôt plein de fougue, dialoguent et font écho ses fidèles compagnons de voyage en terre de musique et poésie, José Zébina le percussionniste et Christian Marie-Jeanne, le guitariste-interprète. Tous deux soutiennent la belle et rebelle qui déclame et mime l’Insoumise. Et cette belle complicité, perceptible depuis la salle, ajoute encore à la réussite de cette nuit particulière.
Nicole Cage, toute pétrie d’âme et de chair généreuses, quelquefois dessine pour moi la silhouette d’une nouvelle Carmen, alliant beauté de l’esprit et du corps, mais une Carmen qui aimerait les êtres humains au lieu de les vouloir perdre ! Et je redirai encore, pour y croire et pour qu’ils se réalisent enfin, ces mots d’une langue bien à elle : « Sé l’anmou ! »
Janine Bailly, Fort-de-France, le 23 janvier 2017
Photos Paul Chéneau