— Par Selim Lander —
Peut-on encore évoquer le malaise antillais (le « problème identitaire ») sans tomber dans le déjà vu alors que ce thème n’a jamais cessé de hanter la conscience des auteurs antillais ? De la déréliction au ressentiment, on a déjà tout lu, tout vu. Il n’est évidemment pas question de nier la réalité du problème antillais, la vérité des sentiments qui s’expriment à ce propos sous différentes formes mais après Césaire (Le Cahier, 1939) et Glissant (Le Discours, 1979), cultiver ce thème s’avère risqué. Cela étant, l’art restera toujours un moyen de se démarquer. En Martinique, par exemple, Chamoiseau parvient à tirer son épingle du jeu grâce à l’originalité de la langue qu’il déploie dans ses récits et Confiant s’en sort également mais sur le registre de la comédie. C’est cette deuxième veine qu’exploite avec un certain bonheur José Jernidier, un auteur guadeloupéen, dans Circulez !. L’humour, parce qu’il implique une distance par rapport au sujet, permet d’éviter la lourdeur de tant de textes qui brodent plus ou moins complaisamment sur le fameux malaise.
Deux personnages s’affrontent après la mort d’un homme : un témoin du drame, le fils de la victime, présent lors de l’accident, et l’inspecteur de police qui cherche à tirer au clair cette affaire plutôt mystérieuse. José Jernidier joue le policier tandis que le fils est interprété par Joël Jernidier. Ce dernier, frère du précédent, est un comédien talentueux qui a marqué les esprits en Martinique grâce en particulier à son interprétation du rôle du meneur de jeu machiavélique dans Congre et Homard de Gaël Octavia. Il est parfait ici dans un rôle qui le présente a priori comme un benêt mais nous sommes au théâtre et toute pièce bien menée se doit de réserver surprises et retournements. José Jernidier est un peu moins à l’aise en comédien mais pas au point que cela s’avère gênant. Et puis la complicité que l’on devine entre les deux frères, même si elle ne s’affiche pas, ne nuit pas au spectacle.
On ne racontera pas l’intrigue très bien menée alors même que l’on n’aura jamais le fin mot de l’histoire quant aux circonstances de l’accident. On comprend très vite, d’ailleurs, que là n’est pas vraiment le propos. Le mort a-t-il été « expédié » à la demande d’un de ses ennemis par un esprit malfaisant, comme le prétend le fils ? Ce n’est pas ce qui nous intéresse le plus. Nous voulons plutôt savoir lequel des deux protagonistes prendra le dessus, puisque le policier, face au fils à la langue bien pendue, se délite de plus en plus (pour une raison qui n’apparaîtra que tout-à-fait à la fin).
Mais l’auteur a une thèse à défendre et son adresse est de nous attirer sur son terrain sans nous accabler par sa démonstration. Il considère – comme beaucoup – que les « anomalies » de comportement observées à des degrés divers dans ce que l’on appelle désormais les « collectivités d’outremer » s’expliquent par l’histoire traumatisante des Antillais de couleur. Il le fait savoir avec une légèreté suffisante, grâce à quelques généralisations rapides comme : « Nous sommes des accidentés, nous sommes un grand carambolage ».
Heureusement, la pièce ne se limite pas à la défense et à l’illustration d’une thèse. Elle possède un ressort dramatique qui tient moins, comme on l’a dit, à l’énigme lié à la mort du père qu’à la personnalité de chacun des protagonistes : le fils qui ne cesse d’invoquer son père – « mon papa » par ci, « mon papa » par là – se révèle au fil de la pièce de moins en moins simplet, tandis que l’inspecteur, si sûr de lui au départ, perd progressivement ses moyens. La transformation de l’inspecteur est la plus surprenante et nous en aurons l’explication à la fin.
Cette pièce n’est pas seulement bien construite. Elle est également très drôle, ce qui tient à plusieurs facteurs : la langue qui mêle le français et le créole, les accessoires (des meubles bricolés dont une table de guingois, une petite voiture rouge) et bien sûr la mise en scène (signée José Exélis) et le jeu des acteurs, Joël Jernidier qui montre ici un vrai talent comique et son frère José qui lui donne bravement la réplique.
Un beau chiasme clôture le texte : « l’histoire de l’accident » [sous-entendu individuel] se transforme en « accident de l’histoire » [sous-entendu collective].
Festival des Petites Formes – Tropiques Atrium – 21 janvier 2017.