— par Janine Bailly—
Comme chaque année, le Martinique Jazz Festival nous est revenu avec le mois de novembre, riche de découvertes ou de re-découvertes musicales. Et lors même qu’il bat son plain, non seulement à Fort-de-France mais aussi égrenant ses notes sur tout le territoire de l’île, trois films documentaires, en lien avec l’événement, nous sont gracieusement proposés par Tropiques-Atrium, et ce pour la première fois dans la salle Frantz Fanon.
Treize heures, au dehors la pluie qui ne veut rendre gorge, et le cocon d’une salle obscure où trouver refuge… Le premier des trois films, au goût de nostalgie, porte le nom symbolique de « Africa America », et retrace une belle aventure qui hélas a trop vite pris fin, celle de Vibrations Caraïbes, manifestation venue relayer le festival Variations Caraïbes créé à l’automne 2006 à la Maison des Cultures du Monde et à l’Alliance Française de Paris, et qui voulait « ouvrir une fenêtre sur la création contemporaine des espaces insulaires et diasporiques de la Caraïbe créole et francophone… tisser des passerelles… lever le voile sur des pans inconnus des cultures de la Caraïbe… », puisqu’aussi bien, pour paraphraser Glissant, l’espace caraïbe est le lieu d’impulsion de la créolisation du monde et du métissage des cinq continents. Réalisé par Laurent Champonnois sur un scénario de Michel Reinette, Africa America s’offre comme un arc-en-ciel de sons et de rythmes, un voyage qui nous mène allègrement d’un point à l’autre de la terre : aux Antilles de Valérie Louri, Kali, Dédé Saint-Prix ou Simone et Jacques Schwarz-Bart ; au Cameroun de Manu Dibango ; au Maroc avec les grands maîtres de la Confrérie des Gnawas, au Vénézuela avec Orlando Paléo ; à la Jamaïque avec Matubaruka. Ou encore, sur les pas de Randy Weston, star incontestée de cette édition du festival 2016 sur la grande scène de la salle Aimé Césaire. Randy Weston, l’enfant de Brooklyn, qui selon ses propres mots eut la chance d’entendre son père lui parler de l’Afrique, Randy Weston qui ne voulut pas oublier ses ancêtres, mais au contraire les connaître et renouer avec eux des liens, arpenteur du continent africain pour un périple qui le mena au Maroc. Là, voyageur arrivé au port, il vécut dans les montagnes auprès des tribus berbères, puisant à la source qui viendrait nourrir ses compositions musicales au piano. Il dira que « la musique est arrivée avant le mot parlé », que nous communiquons à travers elle. Il interrogera aussi : « Peut-on imaginer la planète Terre sans musique ? Peut-on imaginer la planète Terre sans les rythmes africains ? ». Tous, musiciens, anthropologues, écrivains, parlent pareillement de la musique comme d’un langage, langage international qui rassemble ceux que l’on a voulu disperser éparpiller, langage universel, « langage au-dessus des langues ».
La deuxième séance nous a permis de retrouver avec bonheur le cinéaste Franck Cassenti, à qui en 2007 fut donnée carte blanche, et qui vint cette année-là nous présenter quelques-uns de ses documentaires musicaux, au nombre desquels Je suis jazz…c’est ma vie, portrait du saxophoniste Archie Shepp, présent en Martinique pour cette édition-là. Un réalisateur fidèle à Fort-de-France et à son festival puisqu’il y revint en décembre 2010, et qu’il en résulta le documentaire Mizik Antilles, Jazzlive d’Eugène Mona à Bwakoré. C’est à un musicien tout aussi exceptionnel, mais peut-être moins connu du grand public, qu’il prête cette fois le regard aiguisé d’une caméra complice et chaleureuse, dans Carlos Maza, l’énergie de l’homme libre. De ses parents, Indiens chiliens d’origine mapuche — Mapuche, le peuple de la terre —, de son père emprisonné pour s’être opposé à la junte militaire de Pinochet, Carlos a gardé intacte la volonté de résistance : si peu à peu les terres, les libertés autant que le droit de parler sa propre langue ont été perdus, si même avoir un nom mapuche était devenu honteux, si en 2013 le jeune Rodrigo Melinao Licán, porteur des revendications de son peuple fut assassiné, Carlos Maza, qui à quarante ans a ajouté au nom donné par son père le nom mapuche de Newen Tahiel signifiant « énergie de l’homme libre », Carlos Maza donc affirme que, tant qu’il reste un homme debout, un homme qui rêve, le monde peut continuer. Et c’est par des alliances multiples, traversant les musiques latino-américaines et caraïbes, revisitant le jazz, la musique classique, la musique contemporaine et les mélodies populaires ou traditionnelles, qu’il nous fait partager son désir de paix et de liberté, et qu’il entend contribuer à l’édification d’un monde plus juste. Frank Cassenti réalise ce documentaire à l’occasion de l’enregistrement en France des 24 Préludes Mapuche pour piano, chacun de ces Préludes contant « une histoire de l’Amérique du Sud ou des Caraïbes ». De la tristesse à la joie, de la colère à l’apaisement, sons et rythmes s’envolent sous les doigts véloces du pianiste compositeur, qui parfois viennent aussi frapper la structure interne du corps ouvert de l’instrument. Et si les doigts eux seuls ne suffisent plus, il peut de son visage penché sur le clavier faire parler les touches tendrement caressées. Certains des Préludes sont en forme d’hommage, à son peuple, à son père emprisonné puis parti en exil en France et à Cuba, à Cuba « île magique », où il apprit justement, outre la musique, au conservatoire gratuit de La Havane, que « à travers l’Art, on peut aussi se battre contre l’injustice ». Hommage encore est rendu à la Bolivie de Evo Morales, ou à Victor Jara, artiste chilien exécuté, qui voyait la chanson comme « un acte politique ». Les images de Franck Cassenti comme toujours magnifient et le musicien et son jeu, par des éclairages chauds et subtils, par des plans qui, variant les angles de prise de vue, montrent toutes les facettes de l’artiste et de l’homme, jusqu’à son reflet dans la surface lustrée du piano. Sur les notes se déroulent par intermittence des images d’archives, ainsi cette scène émouvante et digne où le peuple mapuche enterre Rodrigo Melinao Licán. Superbe aussi le défilé des arbres inscrivant leur portée, nus sur un ciel automnal, au dehors de ce train qui roule et emporte Carlos Maza, pour qui le voyage est « une université », et c’est par la musique, dit-il, que le voyage lui fut offert.
Soleil revenu, au dehors comme sur l’écran, nous partons pour cette dernière séance en Afrique, guidés par le même Franck Cassenti, aux côtés du grand Archie Shepp, grand par la taille, grand par l’élégance imperturbable de son « costume-cravate-chapeau », grand par la voix et le rire, grand surtout par le talent et l’ouverture aux autres. Ses interprétations au saxophone, de la mélopée à la fougue, de la douceur à la violence, soutiennent avec les percussions africaines le déroulement de cette odyssée ancestrale. Bien que la caméra se fasse descriptive des paysages, des villages sénégalais, des hommes rencontrés, de leurs visages sculptés et de leurs instruments originaux, le documentaire est essentiellement musical, qui capte le concert donné à Saint-Louis du Sénégal et dédié par Archie Shepp au jeune boxeur Battling Siki, premier Africain noir à devenir champion du monde, qui sera abattu à New-York de deux balles dans le dos à l’âge de vingt-huit ans. Particulièrement émouvants s’avèrent ces moments où le musicien découvre sur l’île de Gorée « la porte du voyage sans retour », ou rencontre à l’intérieur du pays cette petite communauté peule qui a voulu se garder de toute invasion blanche, puis est photographié devant cet emblème sacré du pays, le baobab à l’ombre duquel le rejoint vite une petite foule désireuse d’être dans le cadre !
Merci encore à Steve, venu nous dire qu’il comptait bien à l’avenir continuer à illustrer, de cette généreuse façon, le Martinique Jazz festival !
Janine Bailly
Fort-de-France, le premier décembre 2016