— Par Robert Berrouët-Oriol, Linguiste-terminologue —
Montréal, le 18 janvier 2015
La traduction vers le créole haïtien s’apparente souventes fois au parcours du combattant traversant nus pieds le champ miné des bonnes intentions. Si la fausse idée selon laquelle on ne commet pas de « fautes » dans l’écriture du créole est bien avérée chez nombre de bilingues créole-français, il est tout aussi avéré que plusieurs locuteurs natifs du créole s’improvisent traducteurs vers le créole sous prétexte d’être détenteurs d’une connaissance intime de leur langue maternelle. Est-il aujourd’hui possible de dégager les caractéristiques d’ensemble du marché de la traduction en Haïti ? Dispose-t-on d’un profil général des traducteurs qui œuvrent sur une base professionnelle ? Vers quelle langue cible traduit-on principalement au pays ? Y a-t-il en Haïti une institution offrant une formation ciblée en traduction ? La présente étude, en suivant le fil du premier grand chantier de traduction en Haïti, entend répondre à ces questions et s’attachera à identifier et à analyser quelques problèmes de traduction; ensuite elle fera d’utiles suggestions dans la perspective de la formation académique et professionnelle.
1. Mise en contexte de l’activité traductionnelle
La traduction généraliste et la traduction technique et scientifique vers le créole se heurtent à un déficit de formation que nous allons identifier au plan institutionnel. Les difficultés de traduction d’une langue source L1 (par exemple le français) vers la langue cible L2 (le créole haïtien) apparaissent dans l’exemple suivant tiré de l’annonce d’une exposition tenue à Montréal : « Ayiti en scène – samedi 10 janvier. Conférences, kiosques et diverses activités sont prévues. Participez au vernissage de Casque noir / Kas nwa ki fet an Ayiti, réalisée par des jeunes créateurs haïtiens et québécois de 12 à 18 ans, dans le cadre d’un vaste projet pédagogique et artistique de mutations urbaines.[1]» Le contexte énonciatif ici pris en compte ne s’attache pas seulement aux structures internes de production (traduction effectuée par des élèves du secondaire et/ou des traducteurs professionnels) : les unités de traduction produites et mises en ligne, casque noir / *kas nwa ki fet an Ayiti, sont ici analysées en rapport avec le contexte général de la traduction au Québec et en Haïti.
1.1. Dans le cas du Québec, l’activité traductionnelle vers le français langue cible, ces quarante dernières années, est une activité fortement structurée depuis la formation universitaire spécialisée aux trois cycles jusqu’aux stages en entreprise et aux missions des associations professionnelles. Ainsi, l’Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec (OTTIAQ, 2 000 membres) « se donne pour mission d’assurer et de promouvoir la compétence et le professionnalisme de ses membres dans les domaines de la traduction, de la terminologie et de l’interprétation[2]». Ces compétences et ce professionnalisme sont au cœur d’un dispositif, la formation universitaire, qui fait de la traduction un métier soumis aux exigences de la sanction d’un savoir-faire reconnu. Les traducteurs œuvrent de concert avec les terminologues et le fruit de leur travail est souvent consigné dans des lexiques, des vocabulaires, des glossaires et dans des banques de données terminologiques. Les trois principales banques de données terminologiques du Canada sont Termium Plus (gouvernement fédéral canadien), le GDT (Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française) et Juriterm (banque de données terminologiques de la Common Law, Université de Moncton). Elles sont accessibles gratuitement au grand public, soit à toute personne disposant d’un ordinateur.
1.2. Dans le cas d’Haïti, l’activité traductionnelle vers le créole langue cible semble protéiforme et demeure encore mal connue. Les premières « traductions orales » (plus justement : de l’interprétariat) remontent sans doute au temps de la colonisation française et elles ont dû être limitées, notamment après 1804, aux domaines du commerce et de la machinerie industrielle présente sur les grandes plantations reconstituées. L’état anémique des Archives nationales avant leur récente modernisation explique que celles-ci n’ont pas gardé trace des activités traductionnelles passées. De manière générale et jusque vers les années 1987, la traduction vers le créole relevait de pratiques individuelles autodidactes. Quelques traducteurs généralistes, pas encore regroupés en association professionnelle mais véritables pionniers et abeilles monastiques du domaine, détenteurs d’aucun diplôme spécifique en traduction, se sont néanmoins efforcés de trouver des équivalents dans la langue cible, le français puis le créole. C’est ainsi qu’au fil des ans on a traduit en créole des textes de nature diverse (y compris les Fables de La Fontaine) d’abord à l’aide d’une graphie étymologique française, ensuite selon la graphie officielle du créole. En l’absence de sources documentaires accessibles, il est aujourd’hui impossible de mesurer l’étendue réelle de l’activité traductionnelle de l’anglais et de l’espagnol vers le français et vers le créole, notamment depuis 1987. Alors même qu’il est attesté que certaines ambassades et plusieurs agences étrangères de coopération ont régulièrement passé commande de traduction vers le français et vers le créole, l’absence de sources documentaires accessibles rend périlleuse toute évaluation méthodique de ces activités. À ma connaissance, le domaine de la traduction en Haïti n’a pas d’équivalent associatif du type « Collège national des ingénieurs et architectes haïtiens » : tandis que l’ample ONGisation du pays ces quarante dernières années a nécessité un volume important mais non quantifié de traduction de l’anglais et du français vers le créole, pareil chantier demeure le parent pauvre de la formation universitaire et professionnelle.
Ainsi, l’UniQ (Université Quisqueya) propose depuis une quinzaine d’années la qualification « Langues et interprétariat », un programme dit de cycle court, soit un certificat sous gestion de la Faculté des sciences de l’éducation. Elle propose également un autre programme de cycle court, « Français et du créole » (sic), mais ces programmes, les 14, 15, 16, 17 et 18 janvier 2015, n’étaient pas accessibles sur le site[3] Internet de cette université. Le contenu des « cours en ligne » et des programmes de la FSED (Faculté des sciences de l’éducation) n’étant pas accessible sur Internet, il est donc difficile d’apprécier les connaissances dispensées comme il est impossible de savoir le nombre d’étudiants diplômés dans ces filières depuis quinze ans et leur mode d’insertion sur le marché du travail dans le champ de la traduction professionnelle.
Au plan de la formation universitaire, on peut parler objectivement de naufrage institutionnel à la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti (UÉH). Cette institution affiche un très faible taux de « diplômation » au premier cycle : selon les informations dont nous disposons, environ quarante étudiants, ces quarante dernières années, ont obtenu leur diplôme suite à la soutenance de leur mémoire. Le Centre de linguistique appliquée (fondé en 1978) devenu par la suite Faculté de linguistique appliquée (FLA) ne s’est pas doté, ces quarante dernières années, d’un véritable programme de traduction, de terminologie et de rédaction scientifique et technique bilingue. La réalité que nous avons observée sur place est que cette institution[4], à l’instar de deux autres Facultés de l’UÉH, ne fournit pas au pays des professionnels langagiers tels que des didacticiens. Mieux, elle ne forme pas des professionnels de la traduction, de la terminologie ou de la rédaction technique et scientifique dont Haïti a grandement besoin. L’impact et la pertinence de cette institution dans les domaines langagiers mériteraient d’être réévalués car au terme de quatre années d’enseignement généraliste au premier cycle, les étudiants de la FLA ne sont pas détenteurs d’un diplôme spécialisé; ils ne deviennent ni des linguistes ni des traducteurs ni des terminologues ni des rédacteurs techniques et scientifiques. Dans un tel environnement, il est aisé de constater que la Faculté de linguistique appliquée a produit très peu d’ouvrages scientifiques de type dictionnaires, vocabulaires, lexiques et listages spécialisés de banque de données français-créole. En conclusion, il faut prendre toute la mesure de la réalité observable que la traduction comme métier appris à l’université et par des stages en institution n’existe pas encore à la Faculté de linguistique appliquée comme dans les réseaux universitaires haïtiens du secteur privé.
2. Modélisation de la traduction vers le créole
Quelles sont les caractéristiques du marché de la traduction en Haïti ? Hormis quelques rares traducteurs professionnels formés dans ce domaine aux États-Unis, en Haïti l’on traduit de manière empirique principalement vers le créole, langue cible, et la traduction a au départ été initiée par quelques individus sans formation spécifique et en l’absence d’un véritable marché structuré de la traduction. D’un point de vue d’ensemble, la traduction vers le créole au cours du XXe siècle a été une traduction généraliste et autodidacte et dont le principal chantier fut la Bible initialement. La traduction scientifique et technique a été timidement initiée plus tard, au tournant des années 1980 et elle s’est étendue au cours des années suivantes avec l’installation massive des ONG en Haïti, ce qui a créé une véritable demande de traduction et contribué à la formation d’un marché de la traduction pour les langues cibles, le français et le créole. Ainsi, au jour d’aujourd’hui, sur 561 ONG[5] du secteur humanitaire, l’État haïtien dénombre 300 ONG appartenant au secteur de la santé : ces institutions sont de l’international ou ont toutes des ramifications à l’international et elles alimentent un marché de la traduction en plein développement puisque leurs « clientèles » de soins sont constituées pour l’essentiel de créolophones.
Le lien entre orthographe créole et traduction étant un lien fonctionnel situé en amont du processus traductionnel, ce sont sans doute des impératifs d’évangélisation en créole qui ont porté durant les années 1940 un pasteur protestant irlandais du nom d’Ormonde McConnell et un éducateur américain spécialisé dans les questions d’alphabétisation, Frank Laubach, à élaborer une orthographe systématique du créole basée sur l’API (l’alphabet phonétique international). Nous ne possédons pas cependant de textes traduits en créole selon pareille orthographe. En revanche, plusieurs traductions attestées dans des documents écrits ont été élaborées par des prêtres catholiques et des pasteurs protestants désireux de mettre la Bible, traduite en créole, à la portée de leurs ouailles dès les années 1927. Certains chantiers de traduction sont encore plus anciens. À ce chapitre, la linguiste Marie-Christine Hazaël-Massieux, dans son étude « La traduction de la Bible en créole haïtien : problèmes linguistiques, littéraires et culturels[6] », nous fournit un éclairage daté : « Au XIXe siècle, « la Parabole de l’enfant prodigue » a donné lieu à plusieurs versions créoles (en créole haïtien vers 1818, vers 1830 ?) ». Pour sa part, Ronald Charles, auteur de l’étude « Préjugés linguistiques dans différentes traductions bibliques en créole haïtien[7] » et doctorant en études bibliques à l’Université de Toronto, propose une intéressante datation chronologique du chantier traductionnel de la Bible en créole haïtien. En voici le décours, que je cite amplement pour bien souligner l’importance des démarches entreprises dans ce qui a été le premier vaste chantier traductionnel vers le créole, celui de la Bible :
« 1927 : la première traduction créole intégrale d’un livre de la Bible est : Elie Marc, Évangile à notre Seigneur Jésus-Christ selon Saint Jean. Il est intéressant de noter que cette traduction essaie de se rapprocher du parler du Nord dans certaines tournures syntaxiques et évite un faux pas sérieux dans sa traduction du mot femme en créole haïtien;
1939 : l’Alliance haïtienne de New York écrit à la Société biblique américaine pour lui faire part de l’urgence d’une traduction de la Bible en créole haïtien;
1944 : la Société biblique américaine publie l’Évangile de Luc; d’autres livres du Nouveau Testament paraîtront plus tard;
1951 : publication de la première traduction complète du Nouveau Testament en créole suivi des psaumes par la Société biblique haïtienne. C’est un texte truffé de toutes sortes d’interférences mais les interférences morpho-phonologiques sont révélatrices de préjugés linguistiques intéressants;
1960 : la Société biblique américaine publie son édition du Nouveau Testament et des Psaumes en créole. Cette version est assez littérale et présente de nombreuses lacunes lexicales, syntaxiques et morpho-phonologiques. Elle cède à une imitation servile du français, en particulier de la Sainte Bible de Louis Segond (1958);
1960 : Jean Parisot, prêtre catholique, publie L’Evangile chaque dimanche. Parisot précise le but de sa traduction : « Transposer cette divine simplicité de l’original dans un créole qui fut du vrai créole parlé et coulant et vivant pour nos fidèles des mornes » (c’est lui qui souligne);
1962 : parution de Evanjil dimanche ac Fêtt (Yves et Paul Dejean). Le souci exprimé par la préface est « d’enrober la Parole d’un vêtement spécifiquement créole » (préface en français). Leur option était en faveur du « langage commun»;
1966 : publication de 4 ti liv evanjil yo (Yves et Paul Dejean);
1974 : publication de Nouvo Testaman ak Som, par le Père Frantz Colimon. Il y a très peu de chose à tirer de la présentation de cette version par l’archevêque de Port-au-Prince d’alors : F.W. Ligondé. L’auteur ne nous dit ni la méthode de traduction qu’il suit ni le but poursuivi par cette traduction;
1975 : publication de Bòn Nouvèl pou tout moun. Version écrite dans la lignée de l’équivalence dynamique[8];
1985 : première publication d’une traduction complète de la Bible en créole. Bib la, paròl Bondié an Ayisyen, est une oeuvre réalisée par une équipe œcuménique même si la voix des traducteurs protestants semble être plus prononcée. Le souci de cette version est de rendre naturel et contemporain ce qui a été écrit dans les temps bibliques. La révision de 2000 n’est qu’une adaptation de la traduction de Bib la dans la nouvelle graphie créole de 1980;
1996 : publication de Bib kreyòl la. Cette traduction de certains livres du Nouveau Testament a été réalisée sous la supervision de Bibles International, une société biblique de la Baptist Mid-Missions. »
2.1. Procédés de traduction
La linguiste Marie-Christine Hazaël-Massieux, dans son étude « La traduction de la Bible en créole haïtien : problèmes linguistiques, littéraires et culturels », propose une approche des principaux procédés de traduction dans les termes suivants :
2.1.1. « Créolisation du terme français
[La créolisation est la] transposition par création d’un terme [créole] en intégrant simplement les règles phonologiques –voire strictement scripturales– [du créole][9] par rapport au français :
Apôtres : zapòt
Disciples : disip
Pharisiens : farizyen
2.1.2. Calques
Le calque est la transposition mot à mot d’une locution d’une langue dans une autre, « chien chaud » pour hot dog, par exemple :
Les noces de l’Agneau : mariaj Pitit Mouton Bondyé = lit. Le mariage du petit mouton de dieu
2.1.3. Périphrases explicatives
La périphrase est le remplacement d’un mot par une expression ayant le même sens [ou une définition du terme en créole] :
Jour des azymes : jou fèt pen san ledven an = lit. Le jour de la fête des pains sans levain
Pâques : fèt delivrans (fête qui commémore la sortie d’Égypte, et donc la délivrance des Hébreux retenus en esclavage par Pharaon)
Résurrection : lè mò yo va gen pou leve = lorsque les morts obtiendront de se lever
Païen : moun ki pa jouif = les gens qui ne sont pas juifs
Boucliers : plak fè protèj = les plaques qui protègent
Les justes : moun kap maché douat devan Bondié = ceux qui marchent droit devant Dieu
2.1.4. Adaptation aux nouveaux contextes (culture locale) :
Holocauste : boule = brûler (verbe et nom)
Lentilles (de Jacob) : pwa wouj, sòs pwa wouj = les pois rouges, la sauce pois rouges
Deniers : goud = gourdes (monnaie haïtienne) ».
2.2. Discussion et analyse
1987 constitue certainement une date charnière dans l’histoire de la traduction en Haïti puisque c’est en mars de cette année qu’a été votée par référendum la Constitution de 1987 qui confère le statut de langue officielle au créole. S’il est avéré qu’on tablait sur une « libération de la parole » dès 1986 à la chute du dictateur Jean Claude Duvalier, il est logique de poser que l’accession du créole au statut de langue officielle en 1987 a eu un impact majeur sur la valorisation institutionnelle de cette langue et sur la configuration du domaine de la traduction en Haïti. Une prochaine enquête sociolinguistique pourrait l’illustrer, en établir le profil chiffré et en dégager les principaux chantiers de 1987 à nos jours.
Notre exemple luminaire, au début de cette étude, est l’unité de traduction Casque noir / *kas nwa ki fet an Ayiti, qui comprend la créolisation d’un terme français (« kas nwa ») placé dans une périphrase explicative (« *ki fet an Ayiti ») [orthographe correcte : *ki fèt ann Ayiti]. L’équivalence traductionnelle *kas nwa ki fet an Ayiti est fautive (*) à plusieurs titres puisqu’on ne peut valider cette périphrase de sèmes définitoires comme équivalent uninotionnel d’un terme. Il existe certainement des casques noirs, jaunes, rouges dans différents domaines d’activités, notamment sur les chantiers de construction; et en contexte le « casque noir » de l’annonce désigne un projet ainsi dénommé en français et conduit par des jeunes à Montréal. L’équivalent créole « kas nwa » semble à priori ne correspondre à aucune réalité sociologique tangible chez les créolophones haïtiens, le terme « kas » lui-même n’étant pas réputé disponible sur le registre lexical des locuteurs. Vérification faite il n’en est rien car les soldats de la défunte armée d’occupation intérieure d’Haïti, les Fad’H (Forces armées d’Haïti), portaient des casques; dans leurs échanges linguistiques ils avaient donc déjà naturalisé le terme « casque » en « kas ». De plus, les agents des corps répressifs de la Police nationale d’Haïti (Cimo, Swat team, etc.) sont dotés de casques antiémeutes, ce qui porte à croire que le terme « casque » a été intégré au vocabulaire des policiers comme on peut logiquement en déduire l’usage, ailleurs, sur les chantiers de construction. Les policiers créolophones profèrent donc « kas polisye a » et leurs collègues ouvriers « kas sekirite a ». Le terme « kas sekirite a » semble conforme au système de la langue [Nom + adjectif + déterminant], sur le mode de « rad wouj la » tandis que « kas polisye a » semble fonctionner sur le mode de deux substantifs conjoints [Nom + nom + déterminant].
Le procédé de traduction qui consiste à recourir à une périphrase explicative comme équivalent d’un terme est encore répandu en Haïti comme l’atteste bien l’analyse de la linguiste Marie-Christine Hazaël-Massieux (voir plus haut les exemples du paragraphe 2.1.3). Il s’agit d’une solution de facilité, certes, mais elle exprime quelque chose de plus essentiel : l’absence d’un vocabulaire adéquat pour désigner des réalités –nouvelles ou culturellement différentes–, dans la langue cible, le créole. L’idée ici défendue n’est pas une soi-disant « pauvreté » du créole ou son « incapacité » à dénommer certaines réalités comme le soutiennent quelques observateurs empressés. Lorsqu’une réalité, une situation, un objet n’existent pas encore dans une société, elle n’a pas à trouver des mots pour les dénommer. Ainsi, en 1927, lors de la première traduction créole intégrale d’un livre de la Bible, l’ordinateur n’existait pas; le créole n’avait donc pas à trouver un terme pour désigner un objet inexistant. En revanche, l’arrivée des ordinateurs de bureau et des portables en Haïti a conduit tout naturellement à des opérations traductionnelles, à des emprunts, à des adaptations pour désigner l’appareil, son environnement bureautique et ses composants mécaniques. C’est donc la totalité du vocabulaire des ordinateurs qui est en passe d’être traduit depuis la langue source L1 (le français, l’anglais ou l’espagnol) vers la langue cible L2, le créole. Le créolophone dira donc en alternance « konpyoutè » (computer), « òdinatè » (ordinateur) ainsi que « sibè kafe » (cybercafé), termes inconnus avant l’arrivée des ordinateurs en Haïti. Comme toutes les langues naturelles, le créole est une langue souple capable de trouver dans ses registres propres ou par des procédés externes les termes dont il a besoin pour dénommer des réalités nouvelles. On connaît la fortune du terme « chouk (bwa) » qui par dérivation a donné « dechouke », « dechoukay », « dechoukè », « dechoukèz ». Cela étant posé, nous pouvons maintenant voir de plus près certaines difficultés de traduction à l’aide d’exemples tirés de données récentes.
Dans un éditorial de la revue Haïti perspectives daté du printemps 2013 à Montréal, « L’ISTEAH : faire de la science et de la technologie les moteurs du développement d’Haïti [10] » traduit en créole sous le titre « ISTEAH : fè lasyans ak teknoloji tounen motè devlopman Ayiti », j’ai relevé plusieurs difficultés de traduction qu’il importe d’éclairer. Dans les extraits français-créole de cet éditorial que je reproduis ci-après, on peut tout d’abord observer que le traducteur n’a pas eu de mal à traduire les unités terminologiques[11] de premier niveau que sont par exemple « théorie classique » = « teyori klasik », « libéralisme économique » = « liberalis ekonomik », termes créoles que le bilingue français-créole éduqué comprendra sans doute puisque ce type de traduction par créolisation du terme français s’adresse essentiellement à un lectorat bilingue… Les choses se corsent dès lors qu’il s’agit de traduire des unités terminologiques (ex. : « allocations budgétaires ») qui sont des notions nouvelles ou des réalités plus abstraites ou qui ne figurent dans aucun dictionnaire créole : le traducteur procède alors par calques et il revient également aux bonnes vieilles pratiques des périphrases explicatives pour traduire des unités terminologiques qu’il ne maîtrise pas en créole. La mise en regard d’extraits des versions française et créole de l’éditorial de la revue Haïti perspectives illustre à dessein les difficultés traductionnelles à l’œuvre dans les emprunts et les périphrases explicatives. L’analyse que je propose ici est valable pour toutes les traductions créoles de la revue Haïti perspectives. Extraits :
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RANFÒSE KAPASITE INIVÈSITE AYITI YO Lansèyman nan nivo inivèsite pa menm ak lansèyman nan lòt nivo sistèm edikasyon an, paske nan nivo inivèsitè a, fòk genyen kreyasyon nouvo konesans. Se sa ki premye misyon inivèsite yo. Yon inivèsite, ki kontante li senpman pou bay konesans san li pa mete nouvote ladan, pa pe vrèman jwe wòl li san pou san . Alaverite , kote ki pa genyen rechèch ki ap fèt, moun ka toujou poze anpil kesyon sou karaktè inivèsitè ansèyman an. Poutan, reyalite a montre nou, jounen jodi a, pwogram ki genyen rechèch ladan yo anndan enstitisyon inivèsitè Ayiti yo piti anpil. Pa gen lajan ki disponib pou fè travay rechèch nan inivèsite piblik Ayiti yo. Se menm sitiyasyon an ki ekziste nan inivèsite prive yo, pou pratikman menm rezon yo : pa genyen lajan disponib pou fè rechèch, oubyen lajan ki genyen an pa ase, misyon inivèsite a pa byen defini, epi pa genyen lyen ant inivèsite yo ak anviwonnman sosyo-ekonomik yo. Alaverite , nou dwe di genyen kèk aktivite rechèch ki fèt raman, sou fòm etid, rechèch aplike oubyen rechèchaksyon. Se òganizasyon entènasyonal yo ki plis finanse yo. |