— Par Jean-Marie Nol, économiste financier —
Après le demi-siècle de rattrapage économique et social qu’a connu la zone Antilles des années 1960 aux années 2000, nos régions de Martinique et Guadeloupe connaissent aujourd’hui des difficultés économiques inédites, dans un contexte hexagonal Français dépressif et un environnement mondial toujours plus incertain, caractérisé par un ralentissement de la croissance, y compris dans les pays émergents.
Loin des images paradisiaques que les publicitaires nous renvoient de l’outre-mer, la situation de pauvreté dans les Dom est particulièrement aiguë, à tel point que les inégalités y atteignent des niveaux plus élevés qu’on ne peut l’imaginer.L’INSEE signale un accroissement des inégalités entre 2001 et 2016 dans des proportions plus importantes que dans l’hexagone,alors que ces inégalités avaient eu tendance à se résorber au cours de la période précédente allant de 1995 à 2001. Les villes réunionnaises et martiniquaises occupent 17 des 20 premières places du classement des communes les plus inégalitaires de France. A la Réunion, un ménage sur 10 ne perçoit aucun revenu avant de toucher les minimas sociaux.Les transferts sociaux et les impôts directs contribuent à diminuer les inégalités des revenus aux Antilles-Guyane. Mais le revenu disponible après redistribution y reste plus inégalement réparti qu’en France hexagonale. Au sein de Départements Français plus inégalitaires que l’Hexagone, la Martinique se distingue :Elle est la plus inégalitaire des trois régions Françaises d’Amérique .
La Réunion est le département le plus inégalitaire de France et la Martinique arrive en troisième position – juste après Paris -, selon les données sur les revenus fiscaux 2015 de l’Insee. Le plus souvent, la Guadeloupe et la Martinique sont oubliés des classements, alors qu’il y règne des écarts de revenus considérables. A La Réunion, l’indice de Gini (plus il est proche de 1 plus les inégalités sont fortes) atteint 0,53 davantage que Paris (0,50), département le plus inégalitaire de la France hexagonale. En Martinique, il s’élève à 0,47, plus que dans les Hauts-de-Seine (0,43).Le niveau atteint par le coefficient de Gini rapproche davantage la Guadeloupe des pays en développement que des pays développés. Il indique en outre un creusement des inégalités au cours des deux dernières décennies.L’indice de Gini y atteint 0,45. Et encore, dans 90 % des départements de France hexagonale, cet indice est inférieur à 0,38.
Les inégalités sont si fortes parce que les deux départements de Guadeloupe et Martinique sont, de très loin, les plus pauvres de France, Réunion ,Mayotte et la Guyane excepté. Le revenu fiscal médian (la moitié de la population a un revenu inférieur, l’autre supérieur) atteint 950 euros mensuels à la Guadeloupe et 1 100 euros en Martinique, nettement moins que pour les territoires de France hexagonale où le revenu médian est le plus bas, la Seine-Saint-Denis (1 270 euros) et le Pas-de-Calais (1 350 euros).
Les plus pauvres des Dom sont très loin d’avoir les niveaux de vie des plus pauvres de la France hexagonale. Le seuil des 20 % les plus pauvres est de 382 euros mensuels à la Guadeloupe et de 413 euros en Martinique (toujours avant prestations sociales), contre 585 euros en Seine-Saint-Denis et 712 euros en Haute-Corse, les deux départements de France hexagonale où les bas revenus sont les plus faibles. Il faut bien mesurer ce que signifient ces données : en Martinique comme à la Guadeloupe , hors prestations, un cinquième de la population dispose de revenus insuffisants pour vivre. Un phénomène d’autant plus grave que le coût de la vie est plus élevé qu’en France hexagonale , de 17 % en Martinique et de 18 % à la Guadeloupe , selon les estimations de l’Insee.
En Guadeloupe et Martinique , la plupart des indicateurs d’inégalités sont à la hausse depuis la crise sociale de 2009 . Le niveau de vie a diminué depuis 2010 par rapport à la période précédente, alors que la pauvreté continue de progresser, touchant particulièrement les plus jeunes.Entre 2009 et 2015, le niveau de vie moyen des 10% de personnes les plus aisées a augmenté de 3,6% par an en moyenne, contre 1,2% pour le niveau de vie moyen de l’ensemble de la population guadeloupéenne .Le taux de pauvreté atteint 22,3%, en hausse de 1,6 point, note l’Insee, précisant qu’il « poursuit la hausse de 2009 (+0,5 point) et atteint son plus haut niveau depuis 1997 ».
En 2015, plus de 70 000 personnes vivent en Guadeloupe et Martinique en dessous du seuil de pauvreté monétaire (964 euros par mois), les 3/4 d’entre elles vivant avec moins de 781 euros par mois.Cette hausse de la pauvreté touche tout particulièrement les jeunes de moins de 25 ans ainsi que les petits retraités : après +0,4 point en 2009, leur taux de pauvreté progresse de 1,9 point atteignant 36,6%. »Les enfants contribuent ainsi pour près des deux tiers à l’augmentation du nombre de personnes pauvres », relève l’Insee.Ces chiffres de la pauvreté sont inquiétants. Les niveaux de vie ont augmenté « uniquement » pour le quart le plus aisée de la population en 2015, alors qu’ils ont reculé pour la cinquième année consécutive pour la moitié la plus modeste.
Il existe de multiples façons de mesurer les inégalités mais les économistes privilégient un indicateur appelé « coefficient de Gini », notamment pour faire des comparaisons internationales. Il montre que l’inégalité des revenus disponibles, après avoir payé impôts et cotisations sociales et reçu les prestations sociales en espèces, s’est sensiblement accrue dans l’ensemble des régions d’outre- mer notamment en Guadeloupe .
Mais au-delà de la conjoncture, c’est à de très profondes mutations que nous sommes confrontés, si complexes, nombreuses et interconnectées, qu’on en vient à parler globalement de transition pour évoquer le passage d’un modèle de développement à un autre, la remise en cause de toutes nos références habituelles.Nous avons sans conteste aujourd’hui besoin d’un cap, d’une stratégie et d’un nouveau modèle économique et social pour faire face à l’accentuation des inégalités et tenter l’éradication de la pauvreté . En l’absence de sources inédites de développement , la situation exige l’union des forces autour de l’intérêt régional pour l’économie de la croissance . C’est un point de départ, un référentiel pour l’action aujourd’hui et demain, à utiliser de manière pressante . Il convient donc sans plus tarder d’investir dans la matière grise et développer le capital humain pour booster l’économie de la connaissance en Guadeloupe et Martinique .
L’entrée dans le 21e siècle est marquée par de profonds bouleversements dans la façon d’appréhender l’économie. Les évolutions de l’environnement local , global et national, dans lequel s’insère la Guadeloupe et la Martinique , sont de différentes natures :
Environnementale : dont raréfaction des terres agricoles et impact du changement climatique, crises sanitaires ( dengue ,chikungunya , Zika)
Démographique : vieillissement de la population
Économique : nouveaux modes d’organisation de la production liés à la mondialisation et à la globalisation,
Géographique : nouvel échiquier des forces économiques mondiales, décentrage vers l’Asie mais aussi vers les nouvelles forces économiques d’Amérique latine, polarisation et logique de réseau
Sociétale : nouvelles attentes et nouveaux modes de consommations, contexte régional moins porteur mais aussi plus exigeant en matière de concurrence
Scientifique et technologique : accélération des rythmes d’innovation et des cycles de produits,
Humaines : évolution des métiers et des compétences (accroissement des qualifications, adaptabilité, mobilité, polyvalence, double compétences technologiques et transversales, …)
Financière : resserrement et incertitudes sur les marges de manœuvre des pouvoirs publics et évolutions des politiques nationales et européennes (participation à la baisse des déficits, gel de dotations des collectivités locales , croissance des dépenses sociales, incertitudes sur les ressources publiques , nouveau paradigme de financements nationaux ; concentration et concurrence territoriale vs politique d’aménagement équilibré du territoire, évolution des politiques communautaires notamment la Politique agricole commune, … ),
Sociale : effets importants de la crise économique et financière, sur les entreprises comme sur les ménages.
C’est dans ce contexte que l’économie de la zone Antilles doit entrer en transition et être un acteur du « changement de monde » plutôt que de subir des évolutions économiques et sociétales qui dans ce cas, l’actualité nous le démontre, ont des répercussions fortes et déstabilisantes sur l’ensemble des économies .
L’enrichissement des plus riches et l’appauvrissement des classes moyennes freine la croissance, selon une note du FMI.Les inégalités sont « le défi de notre temps », rappellent les économistes du FMI. Elles « empêchent les ménages modestes d’accumuler du capital physique ou humain, par exemple en les amenant à sous-investir dans l’éducation de leurs enfants ». Ce qui nuit à leur future productivité et employabilité. Un constat identique à celui fait par l’OCDE il y a quelques mois: « Les 40% les plus pauvres, y compris les classes moyennes inférieures, manquent de moyens pour investir dans le capital humain .L’augmentation significative de la pauvreté depuis 2009 est une des conséquence de la crise sociale et de l’augmentation du chômage. C’est, d’ailleurs, parfaitement évident au regard des chiffres de l’INSEE. Il faut cependant insister sur les autres phénomènes qui, sur plus longue période, ont eu une influence très importante. Les mutations familiales (en particulier les ruptures et l’augmentation du nombre de familles monoparentales) transforment les visages de la pauvreté. Il y a encore 25 ans ,en Guadeloupe comme en Martinique , c’est dans les familles nombreuses que l’on trouvait le plus grand nombre de pauvres, aujourd’hui c’est dans les familles monoparentales. Ce qui est vraiment structurel, plutôt qu’une augmentation de la pauvreté, c’est sa transformation. La pauvreté se féminise (c’est lié, entre autres, à l’augmentation du nombre de femmes seules ). Elle rajeunit. Il y a encore 30 ans, les pauvres c’était les vieux dans les campagnes . Depuis la départementalisation , la situation des pauvres s’est considérablement améliorée, même si, d’une part, il existe toujours des situations de dénuement extrême, et, d’autre part, il faut toujours se comparer relativement au niveau de richesse. Aujourd’hui ce sont les jeunes qui ont du mal à s’insérer sur le marché du travail. La pauvreté, en outre, s’urbanise et se concentre dans certaines zones du territoire guadeloupéen et martiniquais . Dans les agglomérations pointoise et foyalaise , le taux de pauvreté des enfants (c’est-à-dire la proportion des enfants vivant dans des ménages pauvres) est d’environ 40 %. Il y a ainsi de nombreuses transformations. L’une d’entre elle est que les Guadeloupéens et Martiniquais , et parmi eux aux premiers rangs les classes moyennes, vont voir leurs revenus baisser du fait de la réduction de la dépense publique et des nouvelles contraintes budgétaire qui vont impacter le secteur public . Et de plus en plus. 90 % des Guadeloupéens et 75 % des Martiniquais sont persuadés que la pauvreté a augmenté depuis 7 ans, et ce que certains pressentent confusément , c’est qu’elle va augmenter dans les 10 ans qui viennent.
La classe moyenne en Guadeloupe et Martinique va avoir de plus en plus le profond sentiment de se paupériser surtout quand les réformes structurelles qui viseront à réduire le train de vie de l’Etat prendront corps en France après la prochaine présidentielle de 2017. Il y aura incontestablement un rapprochement des situations de la classe moyenne inférieure de celle des plus défavorisés. Ce n’est pas la validation de la prédiction marxiste de l’implacable prolétarisation des classes moyennes, mais c’est une donnée assez claire surtout si l’on songe à l’impact du numérique avec une dualisation notable entre une classe aisée et une classe défavorisée qui apportera aux mieux dotés les services dont ils ont besoin en terme de services à la personne . C’est une tendance lourde et mécanique d’accroissement des inégalités qui se manifestera dans les prochaines années en Guadeloupe et Martinique d’ou une certaine anticipation du gouvernement avec la loi sur l’égalité réelle et l’idée du revenu universel de base pour tous actuellement débattu par certains candidats à la présidentielle .
Dans ce contexte,les organisations politiques et les organisations syndicales peinent à donner du sens à une action contre l’accroissement des inégalités qui s’inscrit surtout en défense. Elles sont plus enclines à répondre par la surenchère et la démagogie, à la défense de situations acquises, qu’à accepter le troc d’anciens acquis mortifères contre de nouveaux acquis plus conjoncturels, d’autant que la concurrence et le numérique pousse plutôt à revoir le social à la baisse.L’argent, la France en a pourtant déversé , mais pour quel résultat tangible en matière de développement et de recul des inégalités ? En quantités considérables. Et elle continue, sous forme de plans de soutien à l’économie , formation des jeunes , de plans de soutien et de relance de l’agriculture, de défiscalisation des entreprises, mais aussi de retraites , RSA, d’allocations sociales de toutes sortes, de surprimes de 40% accordée aux fonctionnaires.
Nous sommes désormais plongé dans une société de disruption qui va accroître les inégalités , et nul n’en a garde . La disruption c’est un peu le terme à la mode qui est dans la bouche de beaucoup d’entrepreneurs qui veulent changer les marchés et devenir les futurs leaders. Ce terme est utilisé pour qualifier ces nouvelles technologies qui modifient nos modes de fonctionnement, voire de pensée.
L’incitation à la réflexion, à l’effort, à la persévérance en vue d’obtenir un résultat intéressant mais non immédiat semblent avoir disparu de nos nécessaires utopies.A force d’avoir le « sens du réel », n’en oublie-t-on pas le « sens du possible » ?
Le sens des responsabilités pour réduire les inégalités est désormais un message puissant à articuler sur tous les tons en Guadeloupe et Martinique .C’est le contraire de la démagogie ! C’est dire, qu’il n’y a pas, aujourd’hui, une nouvelle dynamique avec ce sentiment dominant que chacun est mu par la volonté de faire avancer les choses et de contribuer à l’émergence d’une économie prospère source de bien être pour la collectivité.
C’est pour cette raison que le modèle économique actuel de la Guadeloupe et de la Martinique n’a d’autre choix que de se remettre en cause ,et ce même en l’absence de consensus des partenaires sociaux , en espérant que la raison l’emportera sur la passion idéologique !
De même que les Lumières ont permis de faire de l’imprimerie tout un projet philosophique pour notre société, nous avons besoin de philosophes et de sociologues pour analyser les conséquences d’une société de plus en plus inégalitaire et avec ces conclusions ouvrir une nouvelle page de notre histoire Antillaise. Cet impératif intellectuel est d’autant plus pressant que la prise de conscience d’une société fondamentalement inégalitaire et dévastatrice pour la cohésion de la société Antillaise doit être plus en plus admise et non diffuse comme c’est le cas aujourd’hui ; les effets et conséquences des facteurs inégalitaires qui minent lentement notre société doivent être pensés maintenant avant qu’il ne soit trop tard , » Sé jodi nou ka mété rasin démen an tè « .
Jean Marie NOL