—Par Myriam Cottias (directrice de recherche au CNRS, ancienne présidente du Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage) —
En adoptant en catimini le 5 octobre un amendement à la Loi Taubira, l’Assemblée nationale a créé une deuxième journée de commémoration autour de l’esclavage, consacrée aux « victimes de l’esclavage colonial » et entériné ainsi une vision racialiste de la nation française
« L’histoire semble être comme un grand marché où certains politiques, essayistes et autres leaders d’opinion viennent attraper un événement, un fait, une séquence, pour les cuisiner à leur façon. Ces derniers mois, cette privatisation idéologique s’est manifestée au travers de plusieurs déclarations : Laurence Rossignol, « les nègres américains qui étaient pour l’esclavage » ; l’affirmation d’Alain Mabanckou sur le fait que « Nous autres, Noirs de France, ne pouvons revendiquer ce passé (d’esclave) » ; nos ancêtres les Gaulois de Nicolas Sarkozy ; « le partage de la culture française avec les populations colonisées au XIXe siècle » de François Fillon ; le Code Noir édicté en 1685 présenté par L’Express comme un moyen de « ménager cette main-d’œuvre au fort taux de mortalité ».
A ces faussetés, à cette réduction de la pensée qui transcende les positionnements politiques, s’en est ajoutée une autre, le 5 octobre dernier. Au sein d’une loi tendant à réduire les inégalités économiques entre les Outre-Mer et l’hexagone – « La loi Egalité Réelle » – s’est invité un « cavalier législatif » sur une question de mémoire qui engage la vision de la nation française et de son histoire. Dans le désert de l’hémicycle de l’Assemblée Nationale, quinze député-e-s tout au plus, ont voté un amendement au décret instituant le 10 mai comme « Journée Nationale des Mémoires de la Traite, de l’Esclavage et de leurs abolitions » en modifiant son titre pour celui de « Journée nationale de commémoration de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions » et en ajoutant une deuxième date, celle du 23 mai comme « Journée nationale en hommage aux victimes de l’esclavage colonial».
L’affaire doit être expliquée. Il y a de cela près de dix ans, la loi du 21 mai 2001 dite « loi Taubira » porte reconnaissance solennelle au nom de la France que la traite et l’esclavage sont des crimes contre l’humanité (article 1). Le comité d’experts et de représentants associatifs prévu par la loi, alors présidé par Maryse Condé puis Françoise Vergès, choisit le 10 mai comme « Journée nationale de commémoration des Mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions » en référence au 10 mai 2001, date de l’adoption de la loi Taubira par l’Assemblée Nationale. Las, malgré cette décision consensuelle, depuis 10 ans, l’association du CM98 réclame que le 23 mai, date d’une marche de 40 000 Antillais et Guyanais à Paris demandant une reconnaissance pleine de leur citoyenneté, soit reconnu comme date officielle – son représentant, dans le premier Comité de la Mémoire de l’Esclavage, en avait démissionné pour protester contre le fait que le 23 mai n’ait pas été préféré au 10 mai.
Si l’on peut saluer la constance obstinée de cette revendication qui consiste à opposer les abolitionnistes et les victimes de l’esclavage, on peut aussi dire qu’elle véhicule une vision de l’histoire qui est celle de la IIIe République, dans un moment où cette République – qui a aussi une histoire – est colonialiste et raciste. A la fin du XIXe siècle se construit le mythe du « Bon Papa Schoelcher » venu octroyer l’émancipation aux esclaves des colonies françaises du premier empire de la France. Une vision de l’histoire critiquée régulièrement depuis le début des années 1970 et dont le changement de régime d’historicité a été acté par la loi Taubira qui réintroduisit ainsi à la fois l’illégitimité de la domination esclavagiste, la souffrance des esclaves, et leur lutte constante.
L’ignorer est donc un choix d’une autre nature : c’est tabler sur l’ignorance. C’est instrumentaliser à la fois l’approche de l’histoire par le bas de la micro-histoire et des subaltern studies – où le sujet dominé devient celui qui dit ou au travers duquel se dit l’histoire – et l’air du temps – où, malheureusement la notion de « victime » fait sens immédiat.
Mais c’est plus grave encore. Sans élaborer ici sur la notion d’« esclavage colonial » qui est très critiquable car l’esclavage est un système qui a pu exister en dehors du moment colonial, il faut insister sur un autre aspect qui touche la nation tout entière. En effet, l’entérinement de ces deux dates acte d’une séparation entre histoire et mémoire de l’esclavage. D’un côté, le 10 mai célébrerait « la traite, l’esclavage et leurs abolitions » c’est-à-dire, premièrement, le système sans les acteurs de l’histoire (et peut-on célébrer un système de violence extrême niant l’être humain ?) et, deuxièmement, les abolitionnistes ; de l’autre, le 23 mai rendrait « hommage aux victimes ». Cette opposition est non seulement artificielle mais aussi anachronique et dangereuse.
Artificielle car la pensée abolitionniste s’est élaborée au croisement de la philosophie humanitariste sur l’égalité du genre humain, d’analyses économiques sur la rentabilité du sucre des colonies de l’Atlantique et de l’Océan Indien et des révoltes d’esclaves qui, à partir surtout de la révolution de Saint-Domingue, entretiennent une forte pression sur les gouvernements.
Anachronique car les esclaves ne se sont pas pensés comme des « victimes », à savoir des personnes totalement soumises à un système. Ils ont résisté en permanence, soit les armes à la main, soit dans la vie quotidienne par le refus et le sabotage des moyens d’exploitation de leur force de travail, par les avortements des femmes, par les empoisonnements, par les incendies des plantations. L’histoire des esclaves est aussi celle de leur résilience, celle de leurs combats et de leurs succès, celle du pouvoir de leurs rêves et de leurs engagements.
Dangereuse car elle construit une identité figée de « victimes de l’esclavage » pour les Ultra-Marins et a fortiori pour la jeunesse que l’on ne peut lester de cette identité pour affronter le monde. Celui-ci doit leur appartenir à égalité. Dangereuse enfin car en entérinant, par un décret, l’opposition, entre « abolitionnistes » (le 10 mai) et « victimes » (le 23 mai), la République française valide une opposition implicite entre « Blancs » et « Noirs ». C’est une vision racialisée de l’histoire de France qui est établie, en catimini.
On le sait bien, la situation actuelle de la France recommande expressément de tendre à l’unité et au partage des valeurs plutôt qu’à la division. Ce n’est pas le dolorisme qui construit ni le respect ni l’égalité. C’est l’affirmation des valeurs. C’est le débat et non l’imposition violente et antidémocratique car il n’y a eu aucune concertation sur cet amendement qui n’est demandé que par une marge de la population ultra-marine, originaire des Antilles et demeurant dans l’hexagone, et n’est nullement soutenu par la majorité des personnes vivant dans les Outre-Mer. En revanche, il faut œuvrer à l’unité du pays en s’engageant dans un véritable travail sur les problèmes de continuité territoriale, sur les expériences de discrimination et de racisme, il faut construire le futur et n’ont pas entériner une République des identités antagoniques. »