— Par Michèle Bigot —
Pour Serge Merlin, ce n’est pas une première : il a déjà interprété ce texte de Beckett en 1978 dans le off d’Avignon, avec Pierre Tabard, puis avec Alain Françon à l’Odéon. C’est toujours avec A. Françon qu’il revient sur scène hanter cet endroit impossible, ce « cylindre surbaissé ayant cinquante mètres de pourtour et seize de haut pour l’harmonie. Séjour où les corps vont cherchant chacun son dépeupleur. Assez vaste pour permettre de chercher en vain. Assez restreint pour que toute fuite soit vaine.»
Un petit peuple d’esclaves chercheurs arpentent sa base, circulent en rond, se cachent dans des niches et aspirent à rejoindre une sortie. Mais il n’y en a que deux, la première se dérobe au fond d’une niche mystérieuse et ne débouche que sur le néant, la seconde est au faîte du toit, mais totalement inaccessible. Un peu comme notre bas monde dont les deux seules issues seraient l’enfer hypochtonien ou le paradis de l’azur.
La mise en scène restitue l’angoisse engendrée par ce microcosme clos peuplé de captifs : une maquette creusée dans le sol reproduit à l’échelle cet univers carcéral, des petits sujets en bois y figurent les humains dans leur dérisoire activité, les cordes, les échelles, tout y est pour évoquer ce peuple de fourmis cherchant à sauver sa peau, et à échapper au « dépeupleur ».
En fond de scène, un tableau représente un schéma avec ses courbes, image de la quantification et des calculs mathématiques qui semblent avoir réglé le roman et généré cet univers. L’acteur, Serge Merlin, endosse le rôle du narrateur qui décrit ce monde, catégorise ses habitants, porte ses espoirs et ses échecs. Tel un chef d’orchestre enfiévré, il règle L’HARMONIE de cet enfer avec sa baguette. On voit surtout ses bras, ses yeux hallucinés ; pour tout costume une veste d’un vert éteint. Sur son col tombent ses cheveux gris. Il vit avec passion cette recherche de la clef. Puis dans le seconde partie du texte, il s’éteint en même temps que la lumière décroît pour évoquer la masse des individus inertes, appesantis, qui ont désespéré de toute agitation humaine. A ce moment, la mort rôde : « Les corps se frôlent avec un bruit de feuilles sèches. Les muqueuses elles-mêmes s’en ressentent. Un baiser rend un son indescriptible. Ceux qui se mêlent encore de copuler n’y arrivent pas. Mais ils ne veulent pas l’admettre.
La mélancolie a raison des corps et des esprits, le silence menace de s’installer sur cet univers de lilliputiens errants, et bientôt le noir met tout le monde d’accord.
Magistrale performance d’un acteur inspiré, justesse et sobriété de la mise en scène et de la scénographie et de la lumière. Le texte est servi comme jamais, mais pour autant, il se referme sur lui, aussi clos que le monde qu’il évoque, et la clef continuera de nous échapper, quand bien même « La passion de chercher est telle qu’elle oblige à chercher partout ».
Michèle Bigot
Le dépeupleur
de Samuel Beckett,
M.E.S. Alain Françon, avec Serge Merlin
Les Déchargeurs, Paris, à partir du 12/09/2016