— Par Michèle Bigot —
Tiago Rodrigues, teatro nacional D. Maria II
14/09-8/10
Avec Sofia Dias et Vitor Roriz
Nouveau directeur artistique du Théâtre National Dona Maria II à Lisbonne, Tiago Rodrigues est acteur, dramaturge, metteur en scène et producteur. Auteur, il écrit des scénarios, de la poésie et des chansons. Au théâtre, on le voit dans les créations du collectif belge tg STAN. En 2003, il fonde la compagnie Mundo Perfeito avec Magda Bizarro et est remarqué pour son approche nouvelle de la dramaturgie. Tiago Rodrigues a également monté les textes d’une génération émergente d’auteurs portugais.
Antoine et Cléopâtre, sa dernière création a été présentée au festival d’Avignon 2016, au théâtre Benoît XII. Quoique le motif soit puisé chez Plutarque, dont Shakespeare réalise la première adaptation pour la scène, suivi de Mankiewicz pour le cinéma, T. Rodrigues en propose une création originale, dont le texte ne rappelle Shakespeare que de loin et par bribes. Toute une tradition relatant l’impossible amour des deux héros trouve ici son aboutissement et l’héritage est assumé dans une forme théâtrale novatrice. Mettant à profit la caractère débridé et atypique de la pièce shakespearienne, T. Rodrigues en travaille encore la forme, au plus profond de l’écriture dramatique, sans jamais trahir l’intensité de la tragédie. En revendiquant cette dimension transgressive, il s’inscrit dans l’esprit de liberté hérité du XVI è siècle. Car il y a quelque chose de monstrueux, de dévorateur dans cet amour fusionnel qui débouche sur la mort. Le motif du duo y est travaillé jusque dans ses confins les plus risqués.
En effet l’écriture du texte autant que la scénographie tendent à restituer ce face à face obsédant et mortifère. Le personnel dramatique se réduit à deux rôles : Antoine et Cléopâtre. Seuls en scène, isolés dans leur fusion sublime autant que fatale. Pour restituer cette confusion menaçante, l’auteur a choisi de travailler le système énonciatif du texte, comme on travaillerait une pâte. Le texte se distribue en deux temps ; le premier temps s’écrit dans un régime narratif à la troisième personne : Cléopâtre y décrit les gestes, les attitudes, le corps en mouvement d’Antoine, Antoine ceux de Cléopâtre. Celle-là se glisse dans la peau de celui-ci. Dans un mouvement d’alternance du dire, obéissant à un « vice-versa », l’une nous dit l’autre. Mais insensiblement, le texte glisse du régime narratif au régime discursif : voici que dans le second temps du texte, apparaissent les personnes du discours, « je » et « tu ». Ce renversement dans le régime de la parole correspond paradoxalement au temps de la séparation, comme si le dialogue cherchait à recréer une présence.
Le jeu de confusion des identités, propre à la fusion amoureuse, se joue également dans la scénographie, à travers le motif du mobile. Seul objet du décor (si on excepte la table et la platine servant à diffuser des extraits de la bande originale du film Cléopâtre pour ponctuer le passage d’un moment à l’autre, espace hors-texte et hors-scène dans lequel les comédiens retrouvent une distance), le mobile joue à sa manière le mouvement de va-et-vient, le jeu de reflet qui fonde la vie du couple. Il en va de même pour la gestuelle des comédiens, sorte de déambulation chorégraphiée, où les deux acteurs se cherchent en aveugles, se trouvent, se rapprochent, s’enserrent sans jamais se toucher vraiment. Fantômes d’eux-mêmes, présences obsédantes et désincarnées, les acteurs se frôlent, s’unissent symboliquement au travers d’embrassades quasi virtuelles. Car dans ce couple chacun des deux se perd : Antoine perd sa gloire et Cléopâtre son pouvoir. « L’âme de l’amant vit dans un corps étranger » dit Plutarque, et c’est cette dépossession, cette étrangeté foncière que la scénographie traduit par ces mouvement erratiques. Lumière et mobile ajoutent encore à cette impression de mouvement perpétuel.
Non moins convaincante, l’exploitation physique de l’espace scénique. Pour être plus suggéré que matérialisé, cet espace n’en définit pas moins le temps présent. Antoine se tient sur le bord gauche du présent, celui qui tire vers le futur (il envisage son avenir politique même s’il doit abandonner Cléopâtre), Cléopâtre au contraire se tient sur le bord droit, celui qui regarde vers le passé. Entre fusion et séparation, le corps des amants est écartelé et leur esprit sollicité vers des horizons opposés. Mais toujours l’ombre de l’une vient hanter l’autre. Ni fusion ni séparation ne sont possibles. Cet impossible se traduit par un bafouillis, un régime de parole répétitif et obsédant ; jeu de miroir où le dire de l’un répète le dire de l’autre, mécanique qui tourne à vide. L’amour ne peut se dire autrement que par cette obsédante répétition où le sens s’épuise.
Spectacle perturbant que cette nouvelle mouture de la tragédie shakespearienne ! L’instabilité et la fragilité des identités se donnent à voir dans un langage scénique d’une totale cohérence, même si les signes en sont profondément troublants.
Michèle Bigot
14/09-8/10