— Par Selim Lander —
Danse : La Fresque d’Angelin Preljocaj
Aix-en-Provence peut remercier les édiles qui ont attiré Angelin Preljocaj dans la ville et ont construit pour lui un port d’attache, le Pavillon Noir, où ses pièces sont mises au point avant d’être créées, comme c’est le cas pour La Fresque, au Grand Théâtre où il fait salle pleine à chaque représentation, non par esprit de clocher de la part des Aixois mais parce que le directeur du Ballet Preljocaj s’affirme d’année en année comme un des quelques très grands chorégraphes de ce temps. Après Retour à Berratham, l’année dernière, une pièce dans laquelle la trame narrative était donnée directement par des récitants, Preljocaj revient dans La Fresque à la forme plus traditionnelle de l’histoire sans parole. L’argument est néanmoins tiré d’un conte chinois (La Peinture murale) et la Chine est présente par quelques détails comme le choix d’une asiatique (Yurié Tsugawa) comme première danseuse ou la coiffure en chignon de son soupirant.
Ce conte se prête particulièrement bien à une traduction chorégraphique puisqu’il s’agit d’un homme envouté par le personnage d’un tableau. Extrait :
« … Les murs latéraux étaient décorés d’admirables peintures dont les personnages semblaient vivre ; sur la cloison à l’est, notamment, on voyait une déesse qui répandait des fleurs. Ses cheveux pendaient en touffes (T’iao) comme ceux d’un enfant ; sur ses traits s’épanouissait un sourire naissant, sa bouche pareille à une cerise semblait sur le point de parler ; dans ses yeux le regard paraissait seulement un instant immobilisé comme la vague qui va retomber.
Chu, l’œil fixé sur ce tableau, ne se rendait pas compte du charme surnaturel qui l’envahissait, sa pensée était absente ; il sentait pourtant que son corps flottait comme voituré par un nuage insubstantiel et qu’il s’élevait insensiblement ; bientôt il dépassait le mur, autour de lui il découvrait des enfilades de salles dans un paysage qui n’avait plus rien de terrestre … Il sentit une main invisible qui paraissait le guider en le tirant par le pan de sa robe ; tournant alors la tête il aperçut dans le lointain la jeune fille aux cheveux tombants qui lui souriait et s’éloignait doucement ; il la suivit … »[i]
Le ballet est fidèle au conte, à l’instar des scènes où la déesse aux cheveux dénoués se fait coiffer « comme une femme » par ses consœurs ou celle qui montre « un seigneur tout cuirassé d’or » se lancer à la recherche du « misérable mortel » qui a eu l’audace de pénétrer dans le royaume des dieux. La Fresque commence par l’arrivée de Chu et d’un ami (habillés dans une vague tenue militaire ou d’explorateur) au monastère où ils sont reçus par trois moines vêtus de longues robes noires. Puis c’est la découverte de la peinture avec les cinq déesses pour l’instant figées dans l’immobilité. Chu ne tarde pas à entrer dans le tableau et le ballet se poursuit comme dans le conte.
Ils sont cinq danseurs et cinq danseuses qui enchaînent sans temps mort toutes les configurations possibles, ou presque, soit à un, deux, trois, cinq ou dix. Il y a plusieurs moments forts, ceux que l’on a déjà évoqués ou encore deux morceaux à dix assez énigmatiques – parce qu’on ne voit pas à quoi ils correspondent dans le conte – un travail aux rubans et surtout celui dans lequel neuf danseurs masqués et vêtus de sortes de hardes (les costumes sont d’Azzedine Alaïa) se livrent sur la déesse à on ne sait quel rituel magique. Le premier pas de deux impressionne également avec quelques figures spectaculaires. La représentation à laquelle nous avons assisté n’était que la troisième ; cela explique suffisamment pourquoi, même si les danseurs de Preljocaj sont triés sur le volet et subissent un entraînement rigoureux, subsistaient encore quelques défauts de synchronisation dans les mouvements d’ensemble.
La musique de Nicolas Godin, ni particulièrement originale ni particulièrement « asiatique », se prête néanmoins parfaitement au propos de Preljocaj. Mais il faut surtout souligner le remarquable travail de la vidéaste Constance Guisset. Elle projette sur des écrans, transparents ou non, des figures informes, fantasmagoriques (comètes, méduses ? plus vraisemblablement le « nuage insubstantiel » qui « voiture » le corps flottant de Chu) qui ne cessent de se métamorphoser, si belles et fascinantes qu’on se prend parfois à leur accorder plus d’attention qu’aux danseurs !
Grand Théâtre de Provence, 20 au 24 septembre 2016
Théâtre : Acting de Xavier Durringer
Impossible de se tromper : gageons que dans sa nouvelle création aixoise au théâtre du Jeu de Paume[ii], Acting sera un des grands succès du théâtre privé en cette saison 2015-2016. Niels Arestrup et Kad Merad au mieux de leur forme jouent avec leur camarade Patrick Bosso (dans un rôle muet) une pièce emballante de Xavier Duringer (également à la mise en scène). Les trois comédiens qui interprètent trois prisonniers partageant la même cellule sont constamment sur le plateau pendant deux heures d’horloge, y compris dans les brèves interruptions censées figurer les nuits. Autant dire que l’exercice est éprouvant, et sans doute encore plus pour Niels Arestrup (67 ans) auquel échoit le plus de texte. Il faut cependant ajouter que, jouant ici un comédien-metteur en scène qui s’efforce de transformer son camarade de cellule en acteur, il est dans un rôle qui lui va comme un gant, lui qui a créé et dirigé à paris le Théâtre-École du Passage.
Quant à Xavier Durringer, né en 1963, auteur d’une vingtaine de pièces, plus des films et des téléfilms, il sait de quoi il parle quand il écrit une pièce sur le théâtre et l’apprentissage du métier de comédien puisqu’il est lui-même passé par une école d’acteurs, Acting Internationals, à laquelle Acting doit sans nul doute bien plus que son titre. Les exercices pour mettre l’élève en condition, avec tout ce qu’ils peuvent avoir de ridicule vus de l’extérieur, sortent tout droit en effet des cours de théâtre. Et le personnage joué par Niels Arestrup révèle en outre une connaissance intime du milieu du spectacle où sont légion les metteurs en scène imbus d’eux-mêmes (vulgarité de bon aloi) et les comédiens ratés (campant près de leur téléphone dans l’attente du rôle qui leur apporterait enfin la gloire). Ce personnage qui paraît plus proche de la réalité que de la caricature est le pivot de la pièce : professeur de théâtre, il mène assez logiquement le jeu, son partenaire apprenti comédien étant cantonné dans le rôle de l’élève un peu benêt et plutôt cossard. Brutal et humain à la fois, il exerce sur ses deux co-détenus une autorité (presque) sans faille.
N’hésitons pas à souligner la performance de Niels Arestrup qui joue avec une suprême aisance un personnage complexe oscillant entre l’intellectualisme hautain et la résignation désespérée. Quant à Kad Merad, il se sort sans encombre du rôle plus monocolore de l’idiot de service. Il serait injuste de ne pas saluer également la performance de Patrick Bosso qui parvient à retenir l’attention du spectateur sans dire un seul mot (sauf en une occasion qu’on ne saurait dévoiler sans trop raconter l’histoire qui se joue sur le plateau). Il faut enfin mentionner Edouard Montoute pour ses brèves apparitions en agent de l’administration pénitentiaire et parce qu’il est un membre de la compagnie La Lézarde créée par X. Durringer dès la fin des années 80.
L’intérêt principal de la pièce, au-delà de l’argument joliment mené[iii], au-delà de sa capacité à susciter l’émotion comme le rire, réside dans ce qu’elle nous fait entrevoir du métier de comédien. On retiendra en particulier le « truc » grâce auquel « Gepetto » (l’apprenti joué par K. Merad) est amené à se débarrasser de ses inhibitions et de son trac et à « sortir » enfin correctement le monologue d’Hamlet.
Théâtre du Jeu de Paume, 16 au 24 septembre 2016 – À suivre aux Bouffes Parisiens, novembre-décembre 2016 et janvier 2017.
[i] In Contes chinois, traduits par Jules Halphen, Librairie ancienne Champion, Paris, 1923.
[ii] Après celle de Florent Chauvet, en 2013 à Nice, avec Frédéric Rubio, Jérémy Lemaire et Jean Mathieu Van der Haegen
[iii] Même si l’on peut déplorer une baisse de régime à la fin, après que « Robert » (le metteur en scène) ait expliqué ce qui l’avait conduit en prison.