— Par Selim Lander —
Pourquoi avoir changé le titre du livre de Patrick Declerck (Les Naufragés, collection « Terres humaines ») dans lequel il raconte la vie des clochards parisiens, sur la base des consultations de psychiatrie qu’il a données quinze années durant au centre d’accueil des sans abris à Nanterre ? Cet ouvrage remarquablement écrit et pourvu d’une postface valant tous les livres de philo devrait être lu par tous ceux qui s’interrogent sur notre société, sur la place qu’elle laisse aux pauvres hères qui échouent dans la rue. À défaut, le spectacle conçu par Guillaume Barbot et interprété magistralement par Jean-Christophe Quenon peut servir d’utile aide-mémoire.
On peut imaginer – vaguement – la condition des SDF, les difficultés à se nourrir, à se laver et à satisfaire les autres besoins naturels, y compris sexuels. En l’occurrence, nos capacités d’imagination sont bien en dessous de la réalité. Il faut en effet avoir fréquenté assidûment les clochards, discuté avec eux, les avoir vus vivre pour connaître l’horreur de leur condition, la déchéance physique et trop souvent mentale de ceux qui ont sombré.
J.-C. Quenon dégage toute l’empathie nécessaire pour endosser de nombreuses personnalités, de clochards ou d’autres auxquels ils peuvent avoir affaire. Il incarne ces divers personnages tout en gardant constamment une certaine distance, comme pour ménager les spectateurs. Après un commencement plutôt « soft », le spectacle monte progressivement en intensité et, pour les spectateurs, en émotion. Pas de discours théorique ou de prêchi-prêcha moralisateur mais l’exposé des faits dans toute leur crudité.
Un spectacle à voir, et pas seulement pour les questions qu’il pose. Aussi pour la manière dont il est mené. On regrette seulement le choix du titre, tellement moins explicite que celui du livre, et que la tension retombe un peu, à la fin, lorsque le discours se focalise sur l’enquête du médecin désireux de comprendre ce qu’il est advenu d’un clochard qui a brutalement disparu, ce qui nous intéresse moins que les récits de vie des SDF eux-mêmes.
Ce spectacle librement inspiré de la pièce homonyme de Lars Noren est atypique, pour le moins. D’abord par l’agencement de la salle, avec deux rangées de bancs en fond de scène de telle sorte que les comédiens soient environnés par les spectateurs. Comme toujours chez Noren, le climat est empreint de violence, ici celle qu’un mari exerce sur sa femme. Ils sont ensemble depuis neuf ans. Il la méprise tout en l’aimant à sa façon ; elle l’aime aussi, même s’il lui arrive d’exploser quand la tension devient trop forte. Pour désamorcer la pression, on peut inviter un couple de voisins. Dans l’adaptation proposée par Lorraine de Sagazan, il n’y a plus vraiment de voisins, les spectateurs sont amenés à jouer ce rôle et comme – par la force des choses – ils ne connaissent pas leur texte, cela réclame des deux comédiens qui incarnent Frank (Antonin Meyer Esquéré, meneur de jeu étonnant, même si l’on a parfois du mal à l’entendre) et Katarina (Lucrèce Carmignac) une grande part d’improvisation. Mais bientôt leur attention se focalise sur deux spectateurs, un jeune couple bien embêté d’être contraint à s’exhiber en public. Autant les deux sur la scène sont à l’aise et brillants, autant ceux-là sont gênés et peu prolixes. Si bien qu’assez vite l’acharnement dont fait preuve le mari à leur endroit devient insupportable pour les autres spectateurs.
Et puis la pièce se termine et l’on découvre qu’on s’est fait gruger depuis le début. On ne peut pas raconter cette fin, tout au plus soulever la question qu’elle pose. En nous faisant prendre des vessies pour des lanternes, L. de Sagazan fait preuve d’un certain sadisme : nous compatissons et, de surcroît, comme l’action semble s’être interrompue, nous nous ennuyons ferme. Le retournement final justifie-t-il de telles souffrances ? Les spectateurs seront à cet égard partagés.