Deux personnages d’immoralistes : « Dom Juan », « Le Bel indifférent »

— Par Selim Lander —

Dom Juan 2.0 Dom Juan 2.0 ou comment combiner l’écriture de plateau avec un texte classique

Molière et Dom Juan. Peut-on imaginer que cette pièce fut écrite dans l’urgence, pour pallier l’interdiction du Tartuffe, une pièce en prose, contredisant la règle des trois unités, qui n’eut que quinze représentations du vivant de Molière, bref rien qui puisse présager qu’elle soit considérée désormais comme l’un des chefs d’œuvre de l’auteur ? Le succès de la pièce est d’autant plus étonnant que si son sujet principal – l’impiété – pouvait faire scandale au XVIIe siècle, au même titre que celui de Tartuffe – la fausse dévotion – il ne peut guère toucher les Français d’aujourd’hui qui n’ont pas la religion comme principale préoccupation (on ne parle pas ici des islamistes qu’on n’imagine pas, au demeurant, en spectateurs de théâtre – ou des chrétiens intégristes qui ont besoin de quelque chose de plus provoquant que Molière pour se mobiliser).

Don Juan ou l’immoraliste. Contrairement à Tartuffe qui ne cesse de tenir des discours moralisateurs, Don Juan professe le rejet de toute morale autre que celle de ses plaisirs immédiats. C’est par là, en réalité, bien plus que par ses professions d’athéisme, qu’il peut faire scandale aujourd’hui. Notre époque n’est-elle pas celle ou les riches et les puissants n’ont pas peur de nous scandaliser avec des pratiques contredisant la morale la plus élémentaire : salaires ou traitements astronomiques, fraude fiscale, licenciements à tout-va, grivoiserie en tout genre, népotisme et l’on en passe, tout cela, naturellement, en invoquant l’intérêt général ? Si nous manquons d’un Molière pour les dénoncer, des romanciers, des journalistes aiguillonnés par les lanceurs d’alerte nous informent de toutes leurs turpitudes. Le Don Juan de Molière est un séducteur mais c’est là son moindre défaut : il ne force personne à l’aimer. Par contre les principes qu’il énonce – et en premier lieu celui-ci : « Songeons seulement à ce qui nous peut donner du plaisir » – sont la marque d’un individualisme forcené, un égoïsme de nanti qui n’a jamais souffert dans sa vie et qui ne voit en autrui que l’occasion de jouissances nouvelles, jusqu’à la mort qui y mettra un terme définitif. Le même égoïsme que celui de nos propres puissants.

Amoralisme et immoralisme. L’esprit fort qui refuse de se laisser dicter une morale par qui que ce soit est amoral ; celui qui utilise les autres comme instrument de ses plaisirs est immoral. Comme Sade, Don Juan est profondément immoral. Ainsi est-il – hélas ! – profondément actuel.

Molière et nous. Comment faut-il jouer Don Juan en ce XXIe siècle commençant, 371 ans après la création de la pièce, alors que nous sommes tous ou presque, enfin presque tous les spectateurs des théâtres rendus « libertins » au sens du XVIIe siècle ? Les professions d’athéisme ne nous choquent plus ; reste l’immoralisme qui a pour nous une résonnance incontestable. Il est donc possible de tirer la comédie vers le tragique, de faire de Dom Juan un être aussi cruel que pitoyable dans sa cécité (ne voit-il pas qu’il n’est pas seul au monde, que son égocentrisme ne conduit nulle part ?) et des autres personnages de simples comparses, jusqu’au retournement final. On peut tout aussi bien tirer la pièce vers le comique. Tel est le parti adopté par le metteur en scène Luca Franceschi.

Les comédiens, constamment présents sur le plateau, existent en tant que comédiens censés discuter encore la manière de jouer la pièce, en commentant, interrompant ceux qui sont en train de donner le texte. Le procédé n’est pas révolutionnaire mais il atteint son but si celui-ci est bien de créer une distance entre la pièce et le plateau : l’histoire de Dom Juan n’est pas vraie ; elle ne peut pas être vraie puisque les comédiens eux-mêmes ne la prennent pas au sérieux. Le texte demeure, néanmoins, et la difficulté de l’exercice consiste, malgré tout, à rendre les principaux personnages crédibles dans les moments où il est impératif qu’ils sonnent vrai. Si Molière a écrit de simples farces, Dom Juan, à l’évidence n’en est pas une.

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La troupe se tire avec les honneurs de cet exercice de corde raide. Les interruptions ne cassent pas l’ambiance – comme ce pourrait être le cas : elles n’ont pas été écrites par un Molière ! – elles renforcent avec bonheur le comique du spectacle. Tandis que les quelques passages où Molière a voulu distiller – dans toute son ambiguïté – sa « philosophie » (à propos de l’athéisme, du code de l’honneur, du pardon et de la rédemption ou de la damnation) ressortent avec toute la clarté nécessaire.

Les comédiens sont bien rodés ; ils prennent plaisir à jouer et cela se voit. Le dispositif scénique – un échafaudage métallique flanqué de plusieurs échelles – incite aux sauts et aux virevoltes. Dom Juan et Sganarelle en usent avec virtuosité. Sganarelle tombe beaucoup mais avec adresse et ne semble pas plus mal se porter. Il est joué par un Serge Ayala absolument époustouflant dans un rôle qui se situe au moins à égalité avec celui de Dom Juan. Le comédien qui interprète Dom Juan – dont on ne dira pas le nom parce qu’il est nouveau dans la distribution et que le nom porté sur la documentation est erroné – déploie l’autorité et l’audace qui conviennent. Le contraste entre ce grand gaillard et Serge Alaya, de taille plus modeste, contribue également au comique. Jennifer Testard se montre émouvante en Done Elvire. Tout n’est pas au même niveau mais la distribution est suffisamment homogène pour éviter de grosses fausses notes et l’on sort de ce spectacle dans l’état d’euphorie qui était précisément celui recherché. Deux belles trouvailles de mise en scène : le personnage du pauvre, être bicéphale constitué par deux comédiens, l’un portant l’autre ; la statue du commandeur, ou plutôt son monument funéraire, sculpture humaine très réussie construite par cinq des sept comédiens. Quelques coupures effectuées dans le texte de Molière ne nuisent pas à la compréhension de la pièce.

Théâtre municipal, du 21 au 23 avril 2016

Le spectacle sera repris en Avignon cet été au théâtre de l’Oulle.

Le Bel Indifférent, un exercice risqué

le_bel_indifferent-2Pour ceux qui ne connaîtraient pas la pièce de Cocteau, il faut préciser que dans cette pièce à deux personnages, le « bel indifférent » dont il est question est absent pendant la première moitié de la pièce et totalement muet pendant la deuxième. Tout le spectacle repose donc sur l’autre personnage, celui de la femme. Au début, elle attend le retour de son homme, s’impatiente, téléphone. Elle est à bout quand l’homme, enfin, paraît, très tard dans la nuit ; elle déverse alors sur lui toute sa frustration. L’argument se résume à cela. Il y a certes des variations dans l’humeur de la dame, elle tente bien à un moment de se (ré)concilier (avec) son amant volage, mais la tonalité est fondamentalement toujours la même, celle d’une femme qui en a « gros sur la patate ». Nous la comprenons, nous compatissons. Cependant la capacité d’apitoiement du spectateur de théâtre n’est pas sans limite, il attend qu’il se passe quelque chose. Le personnage masculin est simplement odieux, bien pire qu’un Don Juan qui déploie son charme et mêle d’humour son cynisme, car le bel indifférent, lui, n’exprime rien d’autre qu’un mépris silencieux : sa femme lui est tout juste bonne à l’attendre, le servir, et – imagine-t-on – payer ses menus plaisirs. Le spectateur voudrait qu’il réagisse, qu’il réponde quelque chose. C’est le seul suspense de la pièce : se réveillera-t-il enfin ? Hélas non, en tout cas pas en paroles, car il finira par repartir laissant sa pauvre femme encore plus éplorée.

C’est dire qu’en choisissant d’interpréter, entre tous, ce monologue, Astrid Mercier n’a pas choisi la facilité. Elle ne démérite pas, loin de là : elle se démène tant et plus pour nous attraper dans le filet de sa déréliction ; elle varie ses effets, tantôt figée, tantôt arpentant la scène à vive allure, tantôt faussement calme, tantôt en colère, passant de la surexcitation au plus complet abattement. Elle parvient souvent à nous émouvoir ; néanmoins à d’autres moments l’ennui nous prend. Nous avons remarqué qu’un spectateur pas très éloigné de nous manifestait son impatience, d’autres ont avoué quelques instants de perte de lucidité.

Si la comédienne n’est pas en cause, le texte pose en effet problème. La comparaison avec Don Juan est éclatante. Elvire se bat, elle envoie ses frères pour la venger et son pardon, à la fin, claque comme une gifle. Rien de tel chez le personnage de Cocteau (inspiré par et écrit pour Edith Piaf) qui ne cesse de subir malgré ses accès de colère.

Tropiques Atrium, 22 avril 2016

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