— par Janine Bailly—
Il semblerait qu’une mode sévisse actuellement au théâtre, comme si l’on était en manque d’œuvres originales à mettre en scène. Avec plus ou moins de bonheur, on « revisite » les œuvres du répertoire — sous certaines plumes il m’a même été donné de lire ce vilain verbe de « dépoussiérer » —, on les adapte, on les change d’époques et de costumes, de lieux et de langages, on les résume et les allège ou les surcharge, on leur fait dire ce qu’au grand jamais elles n’auraient cru dire, irai-je jusqu’à écrire qu’on les triture et les tord et les malaxe en tous sens ? C’est là donc que se serait réfugiée une part essentielle de la créativité ? Ne boudons pas notre plaisir, ces manipulations font partie du jeu, et il est bel et bon que le metteur en scène prenne un point de vue qui lui soit propre, qu’il nous donne à voir le texte sous un angle singulier, et sous un éclairage qu’il aura privilégié, ceci à la condition que ce texte ne devienne pas qu’un simple prétexte. D’expériences et innovations théâtrales, les scènes parisiennes n’en sont pas avares. Ainsi, Philippe Torreton devient, par la grâce de Dominique Pitoiset, héros las en bonnet de laine dans un Cyrano de Bergerac situé en un hôpital psychiatrique, et j’adhère à la proposition, et je vibre et m’émeus ! À l’Odéon, Warlikowski fait d’Isabelle Huppert une Phèdre(s) au pluriel dans trois incarnations époustouflantes (et fort controversées par la critique !), nées sous la plume de Wajdi Mouawad, de Sarah Kane et J.M.Coetzee. De l’héroïne tragique léguée à Mouawad par Euripide et Sénèque, et figurée sous les traits de la déesse Aphrodite, Sarah Kane fait une Phèdre moderne aux pulsions sexuelles violentes, incontournables, assumées jusque dans les actes accomplis sur scène. Livrée par Coetzee, la dernière incarnation, nommée Élisabeth Costello, propose « sur le sujet d’Éros une conférence d’écrivain à bâtons rompus, méditative et provocatrice à la fois ». Audace des costumes, choix des musiques, théâtre dans le théâtre puisqu’aussi bien le second passage est joué par Hippolyte et Phèdre enfermés dans un aquarium de verre coulissé sur le plateau : nous sommes là dans une réinvention sidérante de la notion de spectacle, qui dérange et bouscule les certitudes.
Les deux dernières pièces offertes à Fort-de-France étaient aussi, de cette pratique actuelle, une vivante illustration. Tout d’abord, sur la scène de Tropiques-Atrium, le Romyo et Julie, version antillaise de Roméo et Juliette proposée par Hervé Deluge, gardait de Shakespeare l’argument, l’amour contrarié et condamné par la haine des autres à une fin tragique. Ne comprenant pas vraiment la langue créole, et de cela je ne suis certes pas fière, je pense qu’il m’a manqué, pour me faire une juste opinion, une part essentielle des propos échangés, encore que parfois j’aie pu en saisir la teneur. Si j’ai été très sensible à la grande beauté visuelle de l’ensemble, j’aurais attendu que me soit exposé plus en profondeur l’antagonisme entre les deux classes sociales mises en cause et responsables de la tragédie, celle des békés et celle du peuple martiniquais, aimé que le drame fasse davantage état de la cloison étanche qui peut-être les sépare. En écho au dispositif adopté pour Phèdre(s), rappelons que la famille de Julie, par instants, est vue derrière la paroi translucide du container supérieur, représentatif de l’habitation du maître (voir l’article de Roland Sabra : « Romyo & Julie » : un symptôme de l’état du théâtre martiniquais).
Vint ensuite au théâtre Aimé Césaire le Dom Juan 2.0, je cite : « Une adaptation Commedia dell’arte du Dom Juan de Molière ». De la pièce de Molière il ne reste que l’ossature, faite d’une succession de scènes judicieusement choisies : scènes jouées avec force, avec gravité et sérieux si Dom Juan rencontre Dona Elvire et quand il dit si bien sa tirade sur l’hypocrisie, scènes données avec grâce et fantaisie quand Sganarelle en est le facétieux maître de jeu. La vivacité des répliques, les cabrioles ayant pour axe la structure métallique et la plateforme du décor, les commentaires ajoutés au texte original, les querelles et jalousies qui agitent les comédiens au cours de cette « répétition » donnée à voir, enfin l’autoritarisme du présumé metteur en scène mettent à bon escient le public en joie. Et comment ne pas rire au tableau initial du naufrage, alors que tous cherchent du regard et du doigt dans la salle le bateau sur la mer, rire à l’accent savoureux des paysans Pierrot, Charlotte et Mathurine, rire à ce Dom Juan qui déclare sa flamme non seulement à nos deux paysannes, mais encore au chœur des acteurs hommes féminisés par un simple bonnet blanc posé à la hâte ! Une question demeure cependant : est-il loisible, à qui ne connaîtrait pas par avance cette œuvre, de la découvrir par ce biais, alors que la représentation me semble parfois manquer de liens ou transitions entre ses différents moments ?
Et voici que nous est promise en mai une nouvelle Andromaque, « spectacle écrit et proposé par le Collectif La Palmera, d’après Andromaque de Racine ». Et voilà que je m’intrigue et m’inquiète de ce qui se cache derrière cette définition. Pourtant, je ne suis pas revêche professeur de lettres acariâtre et nostalgique de ses classiques, et je ne soupire pas après les interprétations à la Maria Casarès, à la Gérard Philippe, ou façon Alain Cuny, de ma jeunesse. Oui je sais que Molière fut d’abord un roi du théâtre de tréteaux. Oui, je me suis enthousiasmée en leur temps, longues jupes indiennes et fleurs dans les cheveux, aux mises en scène déjantées d’un Roger Planchon post-soixante-huitard (1969 : La mise en pièce du Cid) autant qu’au théâtre déambulatoire et de création collective d’Ariane Mnouchkine (dans les années 70, 1789 puis 1793 au Théâtre du Soleil). Oui j’ai aimé d’Avignon les prestations de rue autant que le festival In, et j’ai applaudi à la naissance du festival Off. Il n’en reste pas moins que j’aime encore que l’on me livre Molière et Racine dans toute leur virginité, sans m’en abstraire les tirades considérées trop sérieuses pour un public censé, à tort peut-être, s’y ennuyer. Ce qui tend à devenir, il faut bien l’avouer, un peu trop rare à mon goût. Mais je vous parle là d’un temps que les moins de vingt ans, etc…
Janine Bailly
Fort-de-France, le 23 avril 2016
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