— Par Roland Sabra —
Un grand fauteuil, incommode sans doute. Une petite table basse avec un téléphone. Elle est déjà là, robe rouge seule sur le plateau noir. Seule c’est ce qui la définit le mieux. Elle attend. Le public entre s’installe, se salue, parle, papote comme si elle n’était pas là. Elle compte pour si peu. On le sait déjà. Imperceptiblement la lumière décline. La frontière entre l’avant et le début du spectacle est brouillée. Cette histoire n’a pas de commencement, ni de fin. Elle est de toujours, de toute éternité, sans époque et sans lieu. Une tragédie. Une tragédie de l’attente, de l’attente de l’autre, de l’amour pour l’autre, de l’amour bafoué, de la jalousie, de la solitude. Elle l’attend. Elle guette les bruits de l’ascenseur, de la cage d’escalier. Il arrive, s’installe dans le fauteuil, lit son journal. Sans un mot. Elle, elle parle, elle parle. Elle soliloque. Elle réclame. Elle menace. Elle dit aussi le mépris, la déchéance, l’obsession, l’argent, la violence et la haine, la mendicité amoureuse. Elle dit : « je t’aime, je t’aime, je t’aime, je t’aime ». Elle dit « je t’aime » sans arrêt, et elle le dit dans la douleur. La solitude et la douleur. Lui c’est un mur. Il est venu lui dire qu’il la quittait sans avoir à lui dire un mot. Quand il arrive il est déjà parti. Il l’a déjà quittée. Elle le saura quand il claquera la porte.
La pièce de Cocteau a été assez peu montée depuis sa création en 1940 avec deux ou trois adaptations au cinéma dont la plus réussie est certainement celle de Jacques Demy. Une tentative récente au théâtre remplace la femme par un homme. Mais dans l’ensemble peu s’y frottent de peur de s’y piquer. Le texte a été écrit pour une femme précise et sans doute pas pour une autre, ou alors pour une actrice ou un genre d’actrice bien particulière. Ce texte est une parole éloignée de toute intériorité, de toute dimension psychologique, comme une souffrance exposée dans la nudité obscène de son extrémité.
Aliou Cissé, a eu non pas ce grain de folie, mais cette ténacité à ne pas renoncer à ce désir ancien, toujours présent et un peu fou de ce colleter avec « Le bel indifférent ». Pour sa première mise en scène il pouvait choisir plus aisée, mais cet homme, aux talents reconnus par ces pairs, préfère les chemins escarpés aux pentes douces de la facilité. Son travail est carré, bien cerné, il limite le registre des intentionnalités du personnage et évite ainsi de verser dans le roman photo illustré. Il ne facilite pas le jeu de ses comédiens en leur demandant par là-même d’intérioriser un texte privé de toute intériorisation psychologique. Cohérent avec lui-même il n’impose pas, il suggère, il propose, il oriente en laissant un espace de liberté à ses comédiens pour qu’ils s’accommodent de telle ou telle visée, qu’ils s’approprient une idée au point de croire qu’elle vient d’eux-mêmes. Il appartient à cette catégorie d’artistes qui se pensent et se conçoivent comme des serviteurs du texte. Nulle esbroufe, nulle spectacularisation superfétatoire, nulle échappée possible.
José Dalmat dans le rôle du Bel indifférent s’en tire plutôt bien. Il a affiche une nonchalance feinte de désintérêt et d’une grande élégance sur le plateau. Alors que son rôle muet incite à l’absence il affirme une présence silencieuse bien réelle en support à sa partenaire Astrid Mercier. Astrid Mercier qui pour le deuxième monologue de sa carrière, après L’Orchidée Violée témoigne d’un chemin, toujours en travail, vers la professionnalisation. On sait que le but du chemin est dans le chemin mais elle a tant appris en l’espace d’un an qu’on ne peut que lui tirer chapeau bas. Elle aussi se sort avec les honneurs du défi proposé.
La scénographie se joue des bleus, des noirs, des rouges en parfait acord avec les partis pris de la mise en scène.
Fort-de-France, le 23/04/2016
R.S.
Le Bel indifférent
de Jean Cocteau
Avec Astrid Mercier et José Dalmat
Mise en scène : Aliou Cissé
Costumes et Décors : Sarah Desanges
Régie : Marc-Olivier René
Production : Tropiques Atrium Scène nationale
le 22 avril 2016 à Fort-de-France