le 27 avril 18h Campus Schoelcher
Le peintre cubain Wifredo Lam (1902-1982), de renommée internationale, est l’initiateur d’une peinture métissée alliant modernisme occidental et symboles africains ou caribéens. Il a côtoyé tous les mouvements d’avant-garde de son époque – cubisme, surréalisme, CoBrA – qui incitent à la liberté, favorisent l’accès à l’inconscient ou explorent le merveilleux, à travers l’automatisme graphique… Mais Lam affronte également les problèmes du monde ; il poursuit dans son œuvre le même combat que son ami, Aimé Césaire : « peindre le drame de son pays, la cause et l’esprit des Noirs ». Il a ainsi inventé un langage propre, unique et original, pour « défendre la dignité de la vie » et « saluer la Liberté ». (http://www.wifredolam.net/)
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L’oeuvre de Wifredo Lam occupe une place singulière et paradoxale dans l’art du 20ème siècle, exemplaire des circulations plurielles des formes et des idées dans le contexte des avant-gardes, échanges et mouvements culturels inter et transnationaux qui ont constitué le « modernisme élargi » décrit par Andreas Huyssen autrement et bien avant que la question de la globalisation ne soit posée dans les années 1990.
Reconnue et présente à partir des années 1940 dans les collections privées et muséales, célébrée internationalement, l’oeuvre de Wifredo Lam est encore l’objet de malentendus et d’enthousiasmes réducteurs. Si elle a en effet reçu l’attention, les encouragements et les commentaires d’auteurs essentiels rencontrés dès la fin des années 1930 à Paris (Picasso, Michel Leiris, André Breton), puis aux Antilles, à Cuba et en Haïti dans les années 1940 (Aimé Césaire, Fernando Ortiz, Alejo Carpentier, Lydia Cabrera, Pierre Mabille…), certaines approches culturalistes ont altéré la perception d’une oeuvre complexe qui s’invente et s’articule entre divers espaces géographiques et culturels, et en tension entre centre(s) et périphéries supposés de la modernité. Cette exposition revient sur la genèse du travail mais aussi sur les diverses étapes et conditions de la réception et de l’intégration progressives d’une oeuvre patiemment construite entre Espagne, Paris-Marseille et Cuba, dans le corpus de l’art moderne canonique.
Retrouvées en Espagne après la mort de l’artiste, les oeuvres réalisées dans les villes où il a vécu ou séjourné, et abandonnées à des amis lors de son départ précipité vers la France après la victoire des armées franquistes pendant la guerre civile, témoignent d’un long et difficile apprentissage (1923-1938) dans l’ex-métropole coloniale où le jeune Cubain est envoyé avec une bourse. Il étudie les oeuvres des maîtres exposées au musée du Prado et les peintres espagnols contemporains, académiques ou plus novateurs. Ses choix formels sont éclectiques et empruntent aux esthétiques fin de siècle et expressionniste, puis au cubisme tardif, une « syntaxe » transnationale adoptée à partir des années 1920-1930 par les artistes du monde entier pour contester ou transformer les formes et les ordres dominants, dans une démarche où l’acte critique n’est pas forcément solidaire d’une révolution formelle, au moins dans les termes d’un canon moderne prétendu « universel ».
Les sujets des oeuvres de ces années sont classiques (portraits de commande, paysages et natures mortes) et les oeuvres de Gris, Miró et Picasso que Lam découvre en mars 1929, à Madrid, autant que les images des tableaux de Gauguin, des expressionnistes allemands et de Matisse qu’il consulte dans catalogues et revues l’aident à simplifier les formes et à travailler la touche en larges aplats de couleurs. La mort brutale de sa femme Eva Piris et de son jeune fils, emportés par la tuberculose en 1931, puis les épreuves de la guerre civile inspirent une série de maternités et de personnages implorants, et une grande scène de guerre. Nombre des oeuvres de cette époque sont réalisées sur papier pour des raisons économiques et pratiques, mais ce support restera par la suite le médium de prédilection de l’artiste dont un grand nombre d’oeuvres sont marouflées sur toile. Dans bien des figures exécutées au tournant des années 1937-1938, à la fin du séjour espagnol et dans les premiers mois parisiens, les visages sont remplacés par des masques (ovales vides et monochromes ou traits réduits à quelques lignes
géométriques) qui renvoient plus au refus de la psychologie et à des formes de dramatisation expressionniste qu’aux arts de l’Afrique qu’il découvrira à Paris dans l’atelier de Picasso et au musée de l’Homme, inauguré en 1938. Deux autoportraits font exception : l’un figure le buste d’un homme mulâtre torse nu (Autoportrait II, 1938), l’autre (Autoportrait I, 1937 – non exposé et reproduit dans le catalogue page 57) le visage et la silhouette au sexe ambigu d’un personnage aux traits métisses et vêtu d’un kimono fleuri. Bien que simplifiés, les traits du visage renvoient aux portraits photographiques de l’artiste réalisés à la même époque. Ces jeux de rôles et d’images photographiques apparaissent comme les premiers éléments de la construction d’une représentation de soi et de ses transformations successives au cours de sa vie et de sa carrière, qu’il se mette en scène lui-même ou à travers l’objectif de photographes amis (Jesse Fernandez) ou célèbres (John Miller ou Man Ray). Ces images participeront de la construction d’une figure d’artiste moderne – cubain, latino-américain et international – au gré des époques, des regards et des circonstances.
Né d’un père chinois originaire de Canton et d’une mère mulâtre descendante d’esclaves et d’Espagnols, Wifredo Lam est très tôt conscient de la question raciale et de ses implications sociales et politiques – à Cuba, en Europe et plus tard aux États-Unis. Dans ses lettres d’Espagne à sa famille et à son amie Balbina Barrera, il exprime, au-delà des soucis quotidiens
d’une vie souvent très précaire, une inquiétude face à la montée des périls mais aussi un malaise récurrent et diffus qu’il identifiera bientôt directement, à travers l’amitié et les échanges avec Aimé Césaire notamment, qui publie son Cahier d’un retour au pays natal – illustré par Lam – en 1940, à la condition coloniale. Cependant, ses lectures et convictions marxistes forgées dans la lutte espagnole et l’antifascisme européen, autant sans doute que ses origines sino-hispano-africaines, concentrent son attention sur les rapports de classe et de domination, plus que sur les pensées raciales et la « Négritude ». S’inscrivant non sans frictions dans divers
espaces nationaux, sociaux et culturels, il tiendra toujours une posture de distance, sans être jamais dupe des rôles et des projections identitaires que lui imposent amis et admirateurs au demeurant bien intentionnés. Ainsi de la fameuse boutade de Picasso s’exclamant, en examinant les tableaux que Lam lui présente dès son arrivée à Paris – « Il a le droit, il est nègre, lui ! » –, qui inscrivait d’emblée son travail dans une équation primitivisme/authenticité et un supposé héritage « africain » hâtivement associé à la couleur de sa peau.
Tout comme l’amitié et le soutien de Picasso, dont il n’a jamais été l’« élève », l’amitié d’André Breton et l’aventure surréaliste ont été l’objet d’interprétations réductrices de l’oeuvre de Lam. Lorsqu’il rencontre André Breton et Benjamin Péret, fin 1939, la grande époque – héroïque et
théorique – du surréalisme est passée, le mouvement fatigué par les polémiques et les scissions, et à la recherche d’un second souffle qu’il trouvera aux Amériques (Mexique, Antilles, New York) et dans les arts d’Océanie. C’est l’entrée des troupes allemandes à Paris et l’exode du groupe à
Marseille qui favorise le resserrement des liens amicaux et la reprise des activités collectives (cadavres exquis, réalisation des cartes du Jeu de Marseille). Lam participe à ces séances et réalise de nombreux dessins à l’encre de Chine sur des cahiers démembrés ultérieurement. Ces dessins au trait empruntent aux mondes humain, animal et végétal des éléments divers recomposés en figures hybrides qui annoncent les oeuvres du retour à Cuba.
Dans ce moment d’incertitude et d’inquiétude qui met brutalement fin au « nouveau départ » parisien, dans l’attente d’un visa et d’un bateau vers l’exil, les pratiques automatiques libèrent aussi les énergies psychiques et formelles. Après vingt années passées en Europe et deux exodes, Wifredo Lam vit son retour forcé au « pays natal » comme un exil et une douloureuse
frustration. Il redécouvre un pays qu’il avait quitté très jeune et où la corruption, le racisme et la misère règnent sous la terreur policière organisée par le régime de Gerardo Machado. C’est le Cuba d’Hemingway, le paradis du jeu, de la prostitution et du cigare. L’île est indépendante depuis 1902 mais des siècles d’exploitation coloniale ont « saccagé » une culture qui tente de résister sous le folklore de pacotille encouragé par un pouvoir cynique.
L’année 1942 est une année de travail intense et La Jungle, achevée en janvier 1943, est exposée en juin 1944 dans la seconde exposition consacrée à Lam par la Pierre Matisse Gallery à New York, puis achetée par James Johnson Sweeney pour le Museum of Modern Art (MoMA). L’accrochage du tableau dans le couloir qui mène au vestiaire du musée pendant de longues années avant qu’il ne rejoigne les Demoiselles d’Avignon dans les salles, témoigne des résistances du canon moderne énoncé par et dans les grandes institutions occidentales. En effet, même si La Jungle a été immédiatement reconnue comme une oeuvre majeure, elle ne pouvait
trouver sa place dans le discours linéaire d’un « art moderne » restreint aux productions des métropoles euro-américaines. En revanche, la réception cubaine de l’oeuvre est immédiate et exceptionnelle, dans un moment politiquement tendu mais d’effervescence intellectuelle et culturelle. De retour dans l’île, Lam vit dans un relatif « insilio » (« exil intérieur ») dans la maison-
atelier de Marianao où le retrouvent ses amis Pierre Loeb et Pierre Mabille, mais aussi Alejo Carpentier, Lydia Cabrera, Fernando Ortiz, Virgilio Piñera et José Lezama Lima. Le long séjour européen l’a tenu éloigné des groupes et des enjeux des avant-gardes insulaires des années 1920-1930, mais l’enseignement amical de Lydia Cabrera, qui poursuit sa collecte des traditions et rituels de santeria qu’elle publiera dans El Monte en 1954, et la lecture de Fernando Ortiz qui vient de publier Contrepoint cubain du tabac et du sucre (1940) en inventant, bien avant les « tout monde » et autres approximations multiculturelles, le concept essentiel de « transculturation », l’accompagnent dans sa (re)découverte de la culture afro-cubaine et de l’extraordinaire flore tropicale. Ces recherches s’inscrivent dans un contexte plus large de résistance culturelle aux
stratégies de domination interne (la dictature) et externe (l’américanisation) et la quête d’une
« cubanité », essentielle mais dénuée d’essentialisme car sans « origine » (après la destruction des populations aborigènes lors de la conquête) est alors une question sociologique, historique et politique autant qu’esthétique.
Fernando Ortiz propose, dans la première monographie consacrée à l’artiste, une lecture iconographique de La Jungle et des oeuvres des années 1940 explicitant les références formelles et symboliques aux croyances afro-cubaines et à la végétation réfétropicale exubérante mais aussi les symboles empruntés à la tradition occultiste dont il partageait l’intérêt avec sa femme Helena Holzer et Pierre Mabille. Il pointe aussi une « manière hermétique » et un
certain commerce avec l’invisible et ce qui se tient en veille sous les apparences. Dans un texte écrit à Rome en 1954, María Zambrano évoque le « secret » et le silence inquiet qui émanent des luminosités presque cinétiques et si particulières des oeuvres des années 1940 : « Car dans la
nature tropicale tout se meut sous une quiétude apparente et, seule, la nuit révèle la fête occulte, la danse qui semble être la vie intime de toutes les créatures. Le monde du tropique n’est pas plastique, il est musical, orphique. La peinture de Lam a révélé ce secret ; ses tableaux ont une distribution musicale, rythmique ; l’espace est le vide que les corps subtils déplacent dans leur tournoiement. »
Wifredo Lam savait qu’il n’y a pas de jungle à Cuba, mais la manigua (maquis dense et épineux). Et les figures qui veillent à l’orée de ce bois obscur appartiennent au monte, l’espace symbolique et sacré qui condense la mémoire historique des « Cimarrones » (Nègres Marrons) échappés des plantations à l’époque de l’esclavage et dont il était le refuge, le séjour éternel des esprits
autant que l’avenir de la révolte. Par expérience politique autant que par intuition poétique, il savait qu’il « faudrait du temps » pour que son oeuvre circule et atteigne (dans tous les sens du terme) tous ceux auxquels il la destinait.
Commissaire : Mnam/Cci, Catherine David
https://www.centrepompidou.fr/cpv/resource/cbyd4kE/rbydeKb