— Par Selim Lander —
Voir la grande salle « Aimé Césaire » (on se demande comment elle pourrait s’appeler autrement !) de l’Atrium pleine jusqu’au dernier balcon, lors de la dernière et dixième représentation (si nous avons bien compté et « scolaires » comprises) d’une même pièce a quelque chose de rassurant. Dans une petite île comme la nôtre, dont la population totale atteint à peine celle d’une ville moyenne de Métropole, il n’est pas si facile de rassembler autant de spectateurs pour le théâtre. Certes, le Théâtre municipal (inutile de préciser son nom officiel : on ne peut pas se tromper !) fait régulièrement le plein de trois représentations de la même pièce mais la « jauge » n’est pas comparable. Le Théâtre municipal a son public (un mélange étonnant de boulevardiers et de spectateurs prêts à avaler les expériences les plus contemporaines) ; l’Atrium, dans la grande salle, a également son public féru de musiques d’aujourd’hui et de théâtre « populaire ».
Loin de nous l’intention d’employer ce qualificatif dans un sens péjoratif. Faut-il rappeler que le théâtre, aux origines de notre civilisation, s’adressait au peuple, petit et grand, qui communiait dans d’immenses bâtisses en pierre de taille, à ciel ouvert, avec des rangées de gradins en hémicycle de telle sorte que tout un chacun ait une vue complète sur le proscenium ? Ce n’est qu’à une époque très récente (le siècle de Louis XIV) que le théâtre est devenu un loisir de riches. Depuis le dernier siècle c’est l’honneur d’un certain nombre d’hommes (plus quelques femmes) de théâtre d’avoir voulu attirer le « peuple » dans leurs théâtres. Certains y sont parvenus. Certes, leur public n’était pas tout le peuple, il laissait de côté beaucoup de monde, mais enfin il était bien plus mélangé que celui des théâtres de boulevard.
Hervé Deluge a « adapté » la pièce de Shakespeare en direction du public « populaire » martiniquais. Malgré les réserves que tout spectacle peut susciter, disons d’emblée qu’il a réussi son pari. Il a vu grand, très grand même (quand a-t-on pu voir ici vingt-quatre comédiens sur scène ? – et même ailleurs ça n’est pas si fréquent), ce qui était prendre un énorme risque, car que dirait-on d’un auteur-metteur en scène qui mobiliserait des moyens considérables pour parvenir à un résultat minable ? En l’occurrence, comme déjà signalé, le pari est réussi : le spectacle est très beau visuellement ; les comédiens tirent honorablement leur épingle du jeu ; il y a des moments drôles qui font rire la salle, des beaux chants a capella qui émeuvent et des personnages qui se tiennent.
Les personnages principaux : Roméo, un noir récemment libéré de la servitude (la pièce se passe en 1848) ; Julie, une blanche fille de béké ; sa nourrice noire ; un autre béké qui ne songe qu’à convaincre les anciens esclaves de venir travailler ses champs de cannes ; un noir révolutionnaire, inspiré par l’épopée de Saint-Domingue ; un père blanc (expression ambigüe dans ce contexte : il s’agit bien d’un prêtre appartenant à la confrérie des pères blancs), plus quelques comparses de moindre importance, dont une ravissante négresse (puisque tel était le vocabulaire de l’époque et que tel est celui de la pièce) incarnée par une comédienne qu’on ne citera pas (puisque nous n’en citons aucune et aucun) mais elle se reconnaîtra car nous avons souvent eu l’occasion de la célébrer.
Inutile de raconter l’intrigue principale, nos lecteurs la connaissant tous. En quelques mots : malgré la différence des conditions Julie et Roméro s’aiment ; leur amour impossible se terminera par la mort des deux. Disons qu’en dehors de ces éléments essentiels, la pièce d’H. Deluge ne ressemble en rien à celle de Shakespeare. La grande affaire de notre auteur, comme le prouve le moment où il a situé sa pièce est l’esclavage. S’il vient d’être aboli, il continue d’encombrer l’horizon de tous les protagonistes qui ne pensent et ne parlent à peu près que de ça.
Question : la réussite de la pièce tient-elle à la récurrence de ce thème ou s’explique-t-elle en dépit de lui ? Il aurait fallu organiser un sondage à la sortie pour avoir la réponse. En tant que spectateur, nous pouvons simplement témoigner que le public a surtout réagi aux passages comiques. Son silence, dans les passages qui nous sont apparus comme de pesants rappels historiques, était-il le signe d’un ennui ou d’un recueillement ému, nous ne saurions trancher à cet égard. Nous soupçonnons quand même que le public martiniquais aurait sans doute envie d’entendre autre chose qu’un discours mille fois rabâché (y compris par les politiques).
Peu importe, après tout. Quand Molière ou Beaumarchais faisaient jouer leurs pièces satyriques, tous leurs spectateurs n’étaient pas nécessairement concernés par l’idéologie promue par ces dramaturges. Une pièce de théâtre peut être goûtée en fonction d’autres critères, qui tiennent plus au spectacle qu’au discours. Et force est de reconnaître que Deluge nous en a mis plein la vue. Le décor de quatre containers (dont deux transparents) ; les images projetées ; les mouvements d’ensemble de la troupe; l’irruption d’une escouade de quatre miliciens conduits par un chef chamarré ; le prêtre tirant son église au bout d’une corde ; les costumes ; la musique ; les lumières : comment nier que tout cela réuni finit par faire un beau spectacle populaire : Deluge a rempli son contrat.
Des réserves, il y en a toujours. En l’occurrence, outre le thème trop rabâché de l’esclavage, nous pourrions déplorer certaines longueurs (de fait, le spectacle dure plus de deux heures) ainsi que quelques moments où le jeu des comédiens paraît moins crédible. C’est en particulier le cas dans les scènes d’amour entre Julie et Roméo. Autant ces derniers apparaissent convaincants quand ils jouent d’autres situations, autant ils le sont peu lorsqu’ils doivent mimer (n’oublions pas que la comédie est un jeu) la passion.
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